Page:Calmettes - Leconte de Lisle et ses amis, 1902.djvu/169

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conter. Dès qu’il concevait l’embryon d’une œuvre, il éprouvait l’irrésistible besoin d’en faire part au monde entier ; il la rendait publique aux différents états de la réalisation, allait la lire en fragments chez Mendès, qui réunissait les jeunes poètes dans le petit rez-de-chaussée de la rue Royale, chez Théodore de Banville, chez Leconte de Lisle surtout. De sa poche, qui lui servait de secrétaire et dans laquelle s’entassaient ses brouillons de prose et de vers, il ramenait par paquets des paperasses fripées, écornées, parmi lesquelles il retrouvait les pages à lire. Sa voix, qui n’avait pas de portée, suffisait dans un salon ; il y faisait passer le respect passionné qu’il vouait à la littérature et, grâce à sa faculté de vibration intime, en dépit de son débit bredouilleur, il disait assez bien les vers. Il en savait d’ailleurs plus que personne et, pour peu qu’on lui citât d’un vrai poète une interjection caractéristique, un mot jouant un rôle suffisamment marqué dans une strophe, il récitait sans hésiter, sans ânonner, la strophe et celles qui la suivaient. Il vivait vraiment d’harmonie et les larmes lui venaient aux yeux quand il disait de beaux vers. Ses amis prétendaient qu’il avait, pour peser les choses d’art, des balances de diamant.

C’est ce culte exalté pour la poésie qui l’unit à Leconte de Lisle ; ils ont aimé tous deux les pensées hautes, auxquelles ils ont consacré tous deux la continuité de leur labeur pénible. Ils se sont également rencontrés de sentiment dans leur haine pour la sottise bourgeoise, pour le rentier qui, parlant d’un artiste, pose cette question : « Est-il capable ? » ce qui revient à dire : « Est-ce un homme d’affaires ? » et ce qui supprime en trois mots toutes les facultés d’art : rêverie, contemplation, recueillement, goût de l’étude et de l’érudition. Je ne rappellerai pas chez quel jeune ami des Lettres un brave homme d’oncle, entendant parler de Leconte de Lisle sur un ton de très haute admiration, se crut en droit de conclure : « Alors