Page:Calmettes - Leconte de Lisle et ses amis, 1902.djvu/300

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— C’est que l’élision supprime un pied… J’aurais l’air d’avoir fabriqué des vers faux… Je vous serais bien reconnaissant, Madame…

Et de prières en implorations, il n’aboutissait qu’à se faire répéter sèchement la même réponse obstinée,

— Au Conservatoire on ne fait pas sentir les e muets.

Eh bien, au Conservatoire on estropie la poésie, pensait intérieurement Leconte de Lisle, et les professeurs, si vraiment ils enseignent ainsi, n’ont pas plus de respect pour la métrique que les chanteurs des rues. Mais il n’osait exprimer tout haut ses réflexions intimes et, faute d’énergie suffisante, il dut se résigner à subir la torture de l’auteur qu’on écorche. Et, se retrouvant seul après les répétitions, s’il criait comme un assassiné pour des e muets oblitérés, qu’était-ce pour les dictions inintelligentes altérant complètement le sens ou le diminuant. Prompt à se noircir l’âme, il se lamentait et s’exaspérait, d’autant plus qu’il sentait illusoires les représailles. Que lui servait d’appeler, en arrière, perruches ou pintades les réciteuses qui, sans souci des intentions de son texte, n’entrevoyaient dans leur rôle qu’une occasion de s’y produire en forme, de le faire tourner à leur avantage particulier et d’en retirer le plus d’hommages. Cabotins et cabotines, vaniteux metteurs en scène de leur propre personne, comme il méprisait en eux les gâcheurs de poésie.

Oui, pour Leconte de Lisle, il n’existait qu’une autorité toute-puissante, intangible, impartageable, celle de la littérature ; mais il n’était pas hypnotisé, comme on l’a dit, par sa prédilection pour les hauteurs d’art dont il savait descendre, et les esprits moyens avaient aussi bien sa faveur lorsqu’ils se présentaient à lui rehaussés par le reflet d’une âme douce et par la clarté d’un cœur sincère.