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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/32

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de nos camarades, effrayés de l’audace de notre entreprise, nous déclarèrent franchement qu’ils ne voulaient pas s’y associer. Tous, au reste, nous suppliaient, si nous avions le bonheur d’atteindre la France, de ne pas les oublier, de tâcher de leur faire passer quelques secours et d’obtenir leur échange.

Enfin l’on entendit et l’on vit pendant toute la journée, à bord de la Couronne, des conversations animées et des visages émus. Je ne comprenais pas, quant à moi, que cette animation inusitée pût échapper à la vigilance et à l’observation de nos gardiens, et il me tardait d’entendre sonner l’heure fixée pour notre fuite : cette heure était celle de minuit.

Ah ! combien je regrettais en ce moment d’avoir refusé de m’associer à l’évasion du frère la Côte, qui avait si bien réussi ! Combien j’en voulais à l’enseigne R*** de se trouver libre ! Car, me disais-je, qui sait ? si cet officier n’eût point accepté la place que l’on m’offrait, peut-être bien eussé-je fini par me décider !

Rendu injuste par la souffrance, je maudissais aussi la mémoire de ce bon et intrépide Bertaud, dont la fin tragique, en m’impressionnant vivement, m’avait fait perdre toute mon ardeur. Au total, j’étais bien décidé cette fois à ne pas rester en arrière, et à ne reculer devant aucun obstacle et aucun danger.

Vers le milieu de cette mémorable journée qui devait décider de notre sort, nous vîmes apparaître sur le pont l’infâme Barclay revêtu des insignes du grade de sergent. Je ne puis dire la colère que cette vue produisit sur nous ; cette récompense d’un si noble sang si lâchement et si perfidement versé nous indigna au-delà de toute expression et augmenta encore, si cela était possible, avec notre haine pour les Anglais, l’envie que nous éprouvions de nous soustraire à leur odieuse tyrannie.

Enfin sonna l’heure du couvre-feu : nous regagnâmes nos hamacs et nous nous déshabillâmes ; un profond silence, à peine troublé par quelques chuchotements furtifs, régna bientôt dans la batterie et dans le faux pont ; mais que de cœurs battaient à se rompre !

Chaque minute qui nous rapprochait du moment solennel redoublait notre émotion ; le temps s’écoulait pour nous trop lent et trop rapide, c’est-à-dire que nous eussions ardemment souhaité tantôt d’avoir encore vingt-quatre heures devant nous, tantôt que le signal de la fuite se fît entendre sans plus tarder.

Quant à Duvert, l’âme et le chef de notre complot, se glissant en rampant de hamac en hamac il allait porter partout ses exhortations et donner ses ordres.

Ce fut dans l’alternative d’une espérance folle et d’un découragement complet que se passa pour moi le temps qui nous séparait de l’exécution de notre projet. Enfin, les Anglais piquèrent minuit à la cloche placée sur le pont, et nous nous levâmes tous comme un seul homme. Je me rappelle encore, comme si cela ne datait que d’hier, l’émotion que j’éprouvai alors : chaque coup de la cloche me retentit au cœur.

Encore quelques secondes, et notre sort, bon ou mauvais, allait être accompli, lorsque voilà tout à coup la porte du faux pont qui s’ouvre, et le capitaine R… qui apparaît à la tête d’un très fort détachement de soldats.

— Que personne ne bouge, nous crie-t-il en entrant, ou je vous fais fusiller tous !

On conçoit le découragement et la terreur qui s’emparèrent de nous à cette vue et à ces paroles ; frappés de stupéfaction et d’épouvante, nous perdîmes tout à fait la tête, et nous nous hâtâmes, malgré la défense qui nous en était faite, de nous réfugier dans nos hamacs, ou, pour être plus véridique, dans les premiers hamacs qui se trouvèrent à notre portée.

— Français ! s’écria bientôt le capitaine R… au milieu d’un profond silence, vous abusez de mes bontés ; cela est mal. Quoi ! je vous traite plutôt en frère et en ami qu’en chef, et au lieu de me tenir compte de mes bontés par une conduite exemplaire, vous essayez de vous dérober à ma surveillance et de vous évader ! Je serais certes en droit de vous punir sévèrement, je le devrais même pour obéir au devoir ; mais en songeant d’un autre côté à l’exaspération que vous fait éprouver journellement la façon indigne dont agissent envers vous les fournisseurs, je vous prends en pitié, je vous plains, et je me sens tout disposé au pardon ! Le capitaine R…, après avoir prononcé ce beau discours dont la modération dut lui occasionner une colère rentrée, se tut un moment, puis reprenant bientôt d’une voix menaçante :

— Ce sont vos fournisseurs, n’est-ce pas, dont les indignes traitements vous ont conduits à tramer le vaste complot qui devait aboutir cette nuit ? Répondez ?

Comme tout le monde comprit que le capitaine R… attachait un grand prix à cette réponse, chacun s’empressa de crier : Oui ! car il s’agissait avant tout d’éviter les peines dont nous nous étions rendus passibles.

— Alors, reprit le capitaine, je vous pardonne. Toutefois, vous allez me déclarer par un acte signé de vous tous que votre seul motif, en formant votre vaste projet d’évasion, était de vous soustraire à la cruauté de vos fournisseurs : que sans cela, et si votre nourriture eût continué d’être ce qu’elle était par le passé, c’est-à-dire saine et du poids voulu, jamais vous n’eussiez songé à cette évasion ? Consentez-vous à signer cette déclaration ?

Trop contents d’en être quittes à si bon marché, nous nous empressâmes de déclarer que non seulement nous consentions à signer cette déclaration, mais que nous remerciions encore le capitaine de nous fournir cette occasion de constater la vérité.

Il paraît que les Anglais avaient été bien renseignés et que le traître qui nous avait vendus ne s’était pas contenté de faire des demi-révélations, car nos geôliers connaissaient l’existence de tous les trous que nous avions pratiqués.

Ils passèrent le reste de la nuit jusqu’au lendemain matin à réparer et à boucher nos travaux, et ils ne nous quittèrent qu’après s’être assurés qu’il ne nous restait aucun moyen de nous dérober à leur surveillance.

Je ne saurais dire si le désespoir que nous fit éprouver l’avortement de notre projet atteignit à la hauteur de la colère que nous causa la trahison dont nous venions d’être victimes.

Dans la batterie et dans le faux pont une seule et même pensée absorbait tous les prisonniers ; celle de découvrir le coupable et de lui infliger le châtiment qu’il méritait si bien. Cette découverte, qui semblait impossible, devait cependant avoir lieu plus tard, comme on le verra par la suite de ce récit.

Triste et découragé, je me promenais solitaire et pensif sur le pont, le lendemain de notre échec, lorsqu’on vint me prévenir que le capitaine désirait me parler. Aussi surpris que contrarié, car je détestais tellement R… que sa vue seule me faisait mal, je dus me rendre à son ordre.

— Monsieur, me dit-il, lorsque les soldats chargés de m’amener auprès de lui m’eurent conduit jusqu’à sa cabine, mes surveillants m’ont appris que vous êtes de tous les Français celui qui comprenez et parlez le mieux l’anglais, et comme mon interprète est en ce moment à l’hôpital, je vous prierai de le remplacer par intérim. Cet intérim vous vaudra une gratification de douze sous par jour.

Ma première idée fut de refuser ; mais comme au total cette place d’interprète était une espèce de position neutre et qu’elle me permettait de rendre quelques services à mes camarades, je me ravisai et j’acceptai.

Mes amis me félicitèrent sur cette bonne fortune et j’entrai de suite en fonctions. J’avais repris ma promenade sur le pont, lorsque mon attention fut appelée par l’arrivée d’un canot à bord. Ce canot portait un officier anglais en grand uniforme et un nègre recouvert d’une magnifique livrée.


XII.


R…, un colonel et son nègre – Impudence et cruauté – Robert et ses pays – Marché conclu – Divertissement projeté


Nous étions depuis si longtemps privés de toute distraction que le moindre événement suffisait pour exciter notre curiosité ; aussi, lorsque l’officier anglais, un colonel, mit le pied sur la galerie du passavant, tous les yeux étaient fixés sur lui.

Cependant, à peine nos regards se furent-ils portés sur le domestique nègre qui l’accompagnait que nous ne nous occupâmes plus que de ce dernier. En effet, ce nègre méritait certes bien plus que son maître d’éveiller toute notre attention.

D’une taille gigantesque, il pouvait bien avoir six pieds mesure anglaise ; il était doué d’une conformation herculéenne et qui dénotait une vigueur surhumaine. Sa tête, grosse comme celle d’un taureau, était affreuse de laideur : quant à son visage, profondément labouré par quelque maladie cutanée, il présentait un air de férocité et d’insolence réunies que je ne saurais rendre sans le secours d’un pinceau…

Stationnant sur le gaillard d’arrière et nous fixant avec une effronterie pleine de provocation, le colossal nègre ne tarda pas à s’attirer notre animadversion et à éveiller notre colère. Des interpellations et des sifflets se firent entendre de toutes parts, et le geste de souverain mépris par lequel il y répondit ne tarda pas à changer les interpellations en cris furieux.

Semblant ravi de nous avoir mis dans cet état, le noir partit bientôt d’un immense et retentissant éclat de rire qu’il accompagna d’un mouvement d’épaules des plus significatifs et des plus méprisants.

Le capitaine R… m’ayant fait appeler dans ce moment, je dus abandonner le pont et renoncer à assister à la scène qui ne pouvait manquer d’avoir lieu, pour me rendre à ses ordres.

Je le trouvai, en entrant dans la grande chambre, attablé avec le colonel anglais, devant une table couverte de bouteilles de différentes grandeurs. Les deux officiers semblaient en gaieté. Deux mots sur le colonel.

D’une des plus grandes familles d’Angleterre, ce dernier, dont le nom est fort connu, jouissait, dit-on, à cette époque, d’une fortune que l’on évaluait déjà à un million de francs de rente, et tenait, on le conçoit, une haute place dans la fashion. Célèbre pour ses paris, ses chevaux, son luxe et ses excentricités, il employait ses immenses richesses à remplacer l’esprit qui lui manquait. Un simple coup d’œil