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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/53

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telle façon entre les pieds de la table représentait également aussi une lettre. Nous avions acquis par l’habitude une telle habileté dans la formation de ces signaux, que nous en étions arrivés à formuler en très peu de temps d’assez longues phrases.

Je termine l’histoire du Danois. Le misérable, suivi partout par l’exécration qu’il méritait si bien, partout accueilli avec mépris et défiance, partout mis en quarantaine, partout bafoué, menacé, frappé, finit à la fin par prendre la vie en tel dégoût qu’il s’empoisonna avec du vert de gris et mourut dans des souffrances atroces. J’avoue que le souvenir de sa mort n’a jamais pesé sur ma conscience.

Peut-être le lecteur me reprochera-t-il à présent de ne pas avoir parlé davantage du petit Pierre Chéri. À cela je répondrai que mes souvenirs de captivité étant de la plus scrupuleuse exactitude, et ne pouvant par conséquent ressembler à des scènes de roman, je suis forcé, lorsque le hasard ne vient pas à mon aide, et il y vient rarement, de laisser la plupart des épisodes que je raconte sans un dénouement. J’aime à croire que Pierre Chéri parvint à opérer son évasion. Toutefois je dois avouer que je ne reçus jamais de lettres de mademoiselle Angélique.

J’ai déjà dit que mon temps se passait à bord de la Vengeance d’une façon aussi heureuse que possible pour un prisonnier ; mais hélas ! cet état de choses ne dura pas toujours. Vers le milieu de l’année 1811 notre excellent capitaine, l’honorable Edwards, nommé au commandement d’une corvette, quitta notre ponton.

Son départ fut pour nous une journée de deuil. Hélas ! combien de fois nous eûmes à le regretter ! Que, si jamais, dans la haute position qu’il occupe aujourd’hui, ces lignes-ci lui tombent sous les yeux, il reçoive encore et de nouveau toute l’expression de ma profonde reconnaissance.


XX

Une bonne fortune m’arrive – Une folle partie – Je m’oppose à un assassinat – Un meurtre – Abraham Curtis me met le pied sur la gorge


De même que j’ai bien voulu déjà pour obéir à un sentiment de convenance ne pas donner le nom de l’atroce capitaine de La Couronne, de l’ignoble R…, ainsi encore cette fois je désignerai par une simple initiale le successeur du généreux Edwards, car M. T… ne valait pas beaucoup mieux que R…

Il n’était pas investi depuis plus de quinze jours du commandement de la Vengeance que déjà tous les anciens abus, que la fermeté et la justice du capitaine Edwards avaient fait disparaître, apparaissaient de nouveau. Les fournisseurs avaient à prendre une revanche : ils y mirent une telle ardeur que quinze jours plus tard mes pauvres camarades ressemblaient à des squelettes vivants.

Quant à moi, grâce à mes pinceaux qui ne restaient jamais oisifs, grâce aussi à l’empressement que mettait mon digne acheteur de tableaux Abraham Curtis à me prendre et à me payer comptant toutes mes compositions, toujours à raison d’une livre pièce, je me trouvais bien au-dessus du besoin.

J’étais une après-midi en train de terminer un tableau que je devais livrer le lendemain lorsqu’on vint m’avertir qu’un visiteur demandait à me parler. Presque aussitôt entra dans ma cabine un homme tout habillé de noir depuis les pieds jusqu’à la tête, qui après trois profonds saluts s’adressant à moi :

— Est-ce bien vous, monsieur, qui vous nommez Garneray ? me demanda-t-il.

— Moi-même, monsieur. Que désirez-vous ?

— Je désire vous rendre un grand service.

— Je vous remercie beaucoup. À qui ai-je l’honneur de parler ?

— À monsieur James Smith. Mon nom ne vous est probablement pas inconnu.

— Je vous demande pardon, monsieur, il me l’est au contraire complètement ; mais que cette ignorance ne blesse pas votre susceptibilité, en supposant que vous soyez une célébrité, car nous vivons ici tellement en dehors du monde qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que j’ignore ce qui est connu de tout le monde.

— Je ne suis pas, monsieur, une grande célébrité, mais je jouis au moins d’une considération générale. Je suis marchand de tableaux et je crois pouvoir ajouter que les artistes anglais aiment assez avoir des relations avec moi…

— Je n’en doute nullement, monsieur ; puis-je vous demander ce qui me procure l’honneur de votre visite ?

— Votre intérêt et le mien. Toutefois, avant de poursuivre cette conversation, je voudrais bien vous adresser une question ! Combien vendez-vous vos tableaux à Abraham Curtis

— Ah ! vous savez, monsieur, que c’est l’excellent Curtis qui m’achète mes productions ?

— Vous voulez dire le juif Abraham Curtis ? J’attends votre réponse.

— Je ne vois aucun inconvénient à satisfaire votre envie : Curtis me paye mes tableaux à raison d’une livre sterling pièce !…

— Une livre sterling !… Je ne l’aurais pas cru aussi généreux. Eh bien ! savez-vous, monsieur, quel prix retire cet Abraham de vos tableaux ? Il les revend vingt-cinq et quelquefois trente guinées…

— Que m’apprenez-vous là ! m’écriai-je avec un profond étonnement. Quoi ! mes mauvaises croûtes trouvent de pareils débouchés, il faut que vous vous trompiez.

— Je ne me trompe jamais quand il s’agit d’affaires ! Quant à ce que vous voulez bien appeler des croûtes, je trouve moi, et il paraît que le public partage tout à fait ma façon de voir, que si vos tableaux sont faibles sous le rapport de l’art, ils sont doués de la rare qualité d’être vrais et exacts comme la nature. Votre peinture commence à être connue en Angleterre. Vous vous vendez bien. Quant à moi, j’ignorais absolument qui vous étiez et j’étais loin de me figurer que vous vous trouviez sur un ponton. Ces explications données, entrons en affaires. Voulez-vous me livrer vos tableaux à raison de cinq livres sterling chaque ? Si votre réputation s’agrandit, je hausserai mon prix…

— Ma foi, je ne vois pas trop comment je pourrais refuser une proposition aussi avantageuse ! m’écriai-je avec ravissement.

— En ce cas, je vais emporter d’abord ces deux tableaux terminés, que je vois là… Je vous laisserai en partant mon adresse, et vous voudrez bien prendre la peine de m’écrire chaque fois que vous aurez une nouvelle production à me livrer… Tenez, voici dix livres sterling. Monsieur Garneray, enchanté d’avoir fait votre connaissance…

— Comment donc, monsieur Smith, c’est au contraire moi qui suis ravi de me trouver en relation d’affaires avec vous.

Une fois le généreux Smith parti j’étais si heureux, si fier de mes succès qui pour moi représentaient l’indépendance, qu’il me fut impossible de continuer à travailler. Je résolus de célébrer la bonne fortune si inattendue qui m’arrivait en régalant quelques pauvres camarades, et je me rendis de suite dans le faux pont.

Le capitaine Edwards, pendant les derniers mois de son commandement, était parvenu à réaliser un progrès que personne n’avait jamais pu obtenir avant lui, c’est-à-dire la suppression des rafalés. Grâce à sa fermeté et à sa justice, grâce surtout aux sages mesures qu’il avait su prendre et parmi lesquelles se plaçait en première ligne la prohibition des jeux de hasard, les rafalés étaient peu à peu rentrés dans la vie commune.

À peine le capitaine Edwards fut-il parti que la roulette, le passe-dix et le biribi un moment détournés apparurent de nouveau à l’horizon, et avec eux, comme suite inévitable, les rafalés.

Ce fut donc vers ces derniers que je me dirigeai afin d’accomplir mon généreux projet.

— Ma foi, pensai-je, si M. Smith, au lieu de venir me trouver aujourd’hui eût tardé jusqu’à demain à se rendre à bord de la Vengeance, mon juif m’aurait emporté pour trois livres mes tableaux… C’est donc douze livres que le hasard me fait gagner… Je puis bien me passer la fantaisie de consacrer le quart de cette somme à régaler une cinquantaine de ces pauvres affamés… Leur joie m’amusera.

Les deux premiers rafalés qui se présentèrent à ma vue, assis à cheval sur un banc et entourés par une galerie nombreuse de spectateurs, jouaient avec une grande attention une partie d’écarté !

— Il paraît, à en juger par le silence de la foule, que cette partie présente un grand et vif intérêt, dis-je à un prisonnier qui les yeux démesurément ouverts et le cou tendu semblait absorbé par ce spectacle.

— Je crois bien camarade, me répondit-il, il s’agit de la vie du master Linch…

— Comment, il s’agit de la vie du master Linch ?… Que diable me chantez-vous là ?…

— La vérité… Est-ce que vous ne connaîtriez pas le master Linch ?…

— Quelle question ! parfaitement… C’est un garçon aussi brutal et aussi violent que possible qui ne mourra jamais d’amour pour la France…

— Oui, mais il mourra au moins de la main d’un Français...

— Camarade, nous parlons par énigmes… Vous devriez bien vous expliquer un peu plus clairement ! Pourquoi me dites-vous que ces deux rafalés jouent la vie de Linch ? que signifie cette phrase ?..

— Elle signifie tout bonnement ce qu’elle dit… que Petit-Jean et Leroux, ce sont les noms de ces honorables rafalés, particulièrement atteints, à ce qu’il paraît, par la brutalité du master, ont résolu de l’assassiner. Or, je vous le répète, ils jouent en ce moment en vingt points d’écarté le coup de couteau qui nous débarrassera du cruel master…

— C’est impossible !… Il doit y avoir une mystification là-dessous.

— Nullement ; c’est une partie fort sérieuse !

— Non, je ne puis le croire !… Voyez Petit-Jean et Leroux… ils se font des signes d’intelligence et rient par moments aux éclats… Je vous répète qu’ils vous mystifient.

— Moi qui les connais tous les deux, je puis vous assurer que rien n’est plus sérieux que leur enjeu !… Mais je vous en supplie, camarade, laissez-moi suivre cette partie !… Nous aurons tout le temps de causer ensuite.

Petit-Jean avait alors l’avantage. Sa marque portait dix-neuf points