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LE BOUL’ MICH’



Quoique grisée par les sentimentalités des feuilletons, quoique gangrenée par les corruptions de l’atelier, Floflo avait été préservée d’une défloration précoce par la peur des sévérités de sa mère. Mais, à seize ans, quand elle s’était vue grande et jolie fille, elle avait quitté sa famille pour un vague apprenti bijoutier, un jeune garçon louche qui n’avait pas tardé à vivre de ses grâces. Bien que ce trafic lui fût une corvée répugnante, comme elle était prévue, et, dans son milieu faubourien, normale, Floflo s’y était vaillamment soumise, jusqu’au jour où le bruit des bonnes affaires qui s’y faisaient décidait son dos vert à venir faire bouillir la marmite au Boul’ Mich’. Ce transplantement réveillait en la pierreuse la grisette, en la dépravée des bastringues et de l’atelier la rêveuse romantique des feuilletons et des théâtres de drame. Le Boul’ Mich’, le quartier latin, c’était la patrie rose des amours, le nid des baisers et des rires ; c’était l’étudiant, le Roméo né des grisettes, l’amoureux rêvé, l’idéal vivant ; c’était l’amour dans la joie et sans la honte, la vie sans tracas et dans le bien-être, la satisfaction de ses rêves de jeune fille dans l’assouvissement de ses appétits naissants de fille ; c’était le cœur et le ventre pleins, l’amoureux joli et la robe fraîche.

Du coup, elle s’était rebellée, avait carrément refusé le turbin, renversé la marmite et, naïvement, couru le boulevard Saint-Michel à la recherche d’un amoureux. Malheureusement, sa mise éreintée de rouleuse, les usures de son jersey, les avachissements de ses bottines lui avaient beaucoup nui, et comme elle ne voulait pas s’offrir au premier passant venu sur l’asphalte du Boul’ Mich’, force lui avait été, pour ne pas crever la faim, d’aller faire le quart aux alentours des Halles. Charlot, aussi dépenaillé qu’elle, avait essayé de l’attendrir, de la raisonner, tenté de la battre, sans aucun résultat. Et c’était alors que, sur le conseil de ses confrères qui s’imposent aux pauvres filles novices par la menace de la police ou l’assurance de sa complicité, il l’avait dénoncée aux mœurs.