Page:Carco - Au vent crispé du matin.djvu/32

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du cœur. Et si l’homme que vous avez vu tout à l’heure avec moi devenait moins exigeant, ma vie serait heureuse. Ce bougre là m’exploite… C’est son Destin… Silence !

Il me défend, car si je n’avais qu’Albert pour me défendre vous pensez bien !… Albert, c’est mon second… Autant dire un enfant. Tout jeune et déjà gâché… Quelle pitié ! malheureusement j’aimais Albert et il m’a eue. Depuis, nous avons pris l’habitude de nous voir. Je le console. Albert n’est pas heureux. Il va dans les cafés et chante des complaintes qu’il fabrique lui-même. Vous ne diriez pas qu’il est triste, mais dans la chambre il s’assied par terre et s’écrie : « je suis le rebut de la société ; elle me repousse. Je dégoûte même les agents ! » Entre nous, je crois qu’il n’a pas sa raison tout entière. Albert s’est trop fatigué autrefois. Sa jambe gauche maigrit. Albert est coxalgique.

Elle avala son petit verre d’alcool.

— Mais toutes ces misères ne me rebutent pas. Je reprendrai plus tard mon existence passée.

Nous nous levâmes. Elle me souriait. Le matin jaune et brumeux nous grisait d’espérances confuses. Je glanai quelques feuilles de navet, une carotte et deux poiraux dont mon amie fit un bouquet charmant. Puis je la quittai pour

regagner Montmartre. Alors elle releva très haut son vieux jupon et me montra qu’elle avait encore de jolies jambes.

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