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fusil qui ne crève pas et une étoffe qui est faite de coton et de laine ; tandis que le pauvre Africain est forcé d’accepter des fusils qui ne supporteraient pas l’épreuve ordinaire, et des vêtements qui tombent en loques au premier essai de blanchissage[1]. Le trafic démoralise, — son essence consistant à acheter bon marché n’importe ce qu’il en coûte au producteur, et à vendre cher n’importe ce qu’il en coûte au consommateur. Afin d’acheter bon marché, le négociant cache les avis qu’il a reçus d’une hausse de prix ; et afin de vendre cher, il fait de même pour une baisse ; et du point de tirer profit de l’ignorance de ses voisins à celui de fabriquer des avis qui servent à les tromper, la transition est très-facile.

La centralisation augmente le pouvoir du trafiquant ; et plus la société tend à tomber sous l’empire des joueurs à la bourse sur le coton et la farine, — classe d’hommes pour qui la règle de vie se résume tellement en cette courte sentence : « Gagner de l’argent, honnêtement s’il se peut, mais gagner de l’argent ; — plus il y a tendance à démoralisation. Que telle soit la tendance dans les États-Unis, et portée aujourd’hui à un degré jusqu’alors inconnu, cela ne fait pas de doute un instant. Wall-Street gouverne New-York, et, comme une conséquence nécessaire, la démoralisation va de jour en jour plus complète, — le crime et la corruption devenant plus communs d’heure en heure, et l’anarchie plus imminente d’année en année[2].

§ 11. — Déclin du sentiment de responsabilité, résultat de l’irrégularité dans le mouvement sociétaire.

Le commerce tend à faire de chaque homme un être qui se gouverne soi-même et responsable. Le trafic tend à diviser la société en une classe responsable et une non responsable : le maître

  1. « Une branche régulière de commerce, ici, à Birmingham, est la fabrication de fusils pour le marché africain. On les fait pour environ un dollar et demi. On remplit d’eau le canon, et s’il ne fuit pas, l’épreuve est jugée satisfaisante. Il s’ensuit qu’ils crèvent au premier coup et estropient le pauvre nègre qui les a achetés sur le crédit de la bonne foi anglaise, et les a reçus probablement pour prix de chair humaine I on ne fait pas mystère de ce négoce abominable, et pourtant le gouvernement n’intervient jamais, et ceux qui y prennent part ne sont ni signalés ni évités comme infâmes. » — Southey. Espriella’s Letters.
  2. Le lecteur qui douterait de l’influence démoralisante du négoce n’a qu’à étudier le code de moralité, auquel le négociant se croit forcé d’obéir. Les dix-neuf vingtième des grandes fortunes, acquises dans le négoce, proviennent d’avoir pratiqué sur l’ignorance d’autrui. Rotschild a dû sa grande fortune à ce qu’il a reçu, avant personne autre, des avis qui le mettaient à même d’acheter des fonds au-dessous de leur valeur réelle — le charlatan qui vend sa drogue pratique, en petit, ce que le grand spéculateur fait sur une grande échelle.