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Page:Carné - Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration.djvu/174

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pas, monsieur ! » s’écria le baron au milieu d’un rire fou auquel il finit par s’associer. D’une sensibilité profonde, il était dominé comme un enfant par toutes ses impressions ; et s’y abandonnant sans résistance, comme le ruisseau qui laisse couler à pleins bords l’eau de sa source, il n’était jamais arrêté par la barrière des convenances ; jusque dans la vieillesse, il versait d’abondantes larmes sous le magnétique prestige d’un beau visage ou d’une belle voix. Cet homme éminent avait un cœur intrépide, mais il y joignait des faiblesses d’imagination à peine vraisemblables.

Personne n’était plus facile à mystifier que cet homme si supérieur à tous ses mystificateurs. L’un de nos jeunes amis qui connaissait ce côté quasi ridicule d’une grande personnalité, fit avec nous la gageure de contraindre M. d’Eckstein à déguerpir de Paris en trois jours pour passer la frontière. Il pénétra un soir dans son domicile avec toupet et barbe postiches, sous un déguisement des mieux réussis, en déclarant au baron stupéfait qu’il était amené par une affaire dans laquelle il y allait de sa vie. Il annonça avec une sombre solennité à l’auteur du Catholique que les sociétés secrètes, alarmées de l’influence croissante de ce recueil religieux sur la jeunesse, avaient pris le parti de se débarrasser de son auteur ; M. d’Eckstein avait donc été voué au poignard dans une réunion générale des loges, et l’auteur de cette communication s’était vu chargé de l’exécution de l’arrêt ; mais, saisi d’horreur à la pensée d’une pareille mission, il venait supplier la victime de se dérober à la mort en quittant au plus tôt