Page:Carné - Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration.djvu/30

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de sa toilette. Pourtant, avant de se rendre et de tenir le jeune Français pour un bon compagnon, le plus âgé des trois résolut de tenter une épreuve suprême, afin de s’assurer que l’étranger avait le caractère aussi bien façonné que l’esprit.

« Monsieur, lui dit-il, en vous entendant tout à l’heure déclarer en termes si chaleureux que si vous n’étiez pas Français vous auriez voulu naître Suisse, j’ai conçu l’espoir que vous nous feriez l’honneur de porter avec nous un toast aux treize cantons. » On juge avec quel empressement cette proposition fut acceptée. Les verres se remplirent jusqu’aux bords, et au moment où M. de Trézurin allait vider le sien : « Pardon, monsieur, s’écria l’homme qui tentait l’expérience, mais vous y mettez tant de bonne grâce, que vous nous encouragez vraiment à vous traiter tout à fait en compatriote. Or nous avons ici un usage qui pourra vous étonner, mais auquel nous tenons beaucoup : chaque fois que nous buvons à nos confédérés, nous nous imposons toujours un petit sacrifice. » Et le vieux rustre, avisant les manchettes de dentelles du jeune gentilhomme qui l’offusquaient depuis le commencement du repas, commença par déchirer ses manchettes de toile. « Excellente pensée, s’écria aussitôt le chevalier, bien digne de naître dans cette patrie de toutes les vertus, et à laquelle je suis heureux de m’associer, messieurs, en imitant votre exemple ! » Et d’un geste de Spartiate, avant de porter son verre à ses lèvres, il mit ses belles manchettes en lambeaux.

Les applaudissements éclatèrent et la victoire fut