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« Après avoir traversé quatre lacs, » continue le père, « nous arrivâmes à celui où mon hôte fait sa demeure plus ordinaire. Nous allâmes nous cabaner sur un tertre de sable, et sous des pins, où la neige était fondue : nous y dressâmes une chapelle, où je dis la sainte messe en action de grâces, on y planta après une belle croix. Jusqu’ici nous nous étions contentés en nos cabanages d’entailler quelques croix sur un arbre, mais nous dressâmes en ce lieu ce bel étendard. Nous demeurâmes en repos le reste du jour, nous avions le temps de manger, si nous eussions eu de quoi ; la neige étant à demi fondue, et le poisson ne terrissant pas encore, nous fûmes l’espace de quinze jours en grande disette. Mes gens se mirent à faire des canots, ils y travaillaient depuis le matin jusqu’au soir ; je m’étonne comme ils pouvaient resister au travail, ne mangeant pas en tout chaque jour, la valeur de six onces de nourriture. Leur plus grande peine était de nous voir pâtir ; ils offraient à Dieu gaiment toutes ces peines. Voyant que tout le monde cherchait sa vie, je me joignis avec un bon vieillard pour aller tendre des lacets aux lièvres ; un jour je m’égarai dans les bois et ne pus retrouver ma route. Je marchai tout le long du jour par d’étranges pays, par des montagnes et des vallées pleines d’eaux et de neige fondue, sans me pouvoir reconnaître ; la lassitude, la froideur des eaux, et la nuit qui me surprenait étant encore à jeûn, me contraignirent de me jeter au pied d’un arbre, tout mouillé et tout gelé, car il gelait tous les soirs : j’amassai des branches de pin, dont je me fis un matelas pour me défendre de l’humidité de la terre, et une couverture pour m’abrier contre le froid, j’eus toutefois le loisir de trembler toute la nuit. L’altération était ma plus grande peine, j’étais proche d’un grand lac, dont je puisais de l’eau de fois à autre pour soulager ma soif ; je m’endormis à la fin, et à mon réveil, après m’être recommandé à mon ange gardien et au feu Père Jean de Brébeuf, j’entendis un coup d’arquebuse. C’étaient de nos gens qui avaient été toute la nuit en peine pour moi ; je répondis de la voix au coup qu’on avait tiré, qui redoubla. Je pris la route du côté d’où venait le son, et arrivant au bord d’un lac, je vis