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printemps plusieurs jours avant que les glaces et les neiges du Nord ne commencent à fondre. Son niveau devient supérieur à celui du Saint-Maurice, et alors, jusqu’à plusieurs milles en remontant cette dernière rivière, il n’y a plus de courant ; la glace y reste immobile, et se fond d’abord par la chaleur du soleil et ensuite par le rayonnement des terres du rivage.

D’un autre côté, les glaces du nord ne bronchent pas pour venir pousser celles de l’embouchure, parce que la température y est encore trop froide. Et quand ces glaces ont enfin commencé à se fondre, quand elles pourraient venir faire des ravages, elles sont broyées dans les chutes de la Tuque et de la Grand’Mère, dans la cataracte de Chawinigane et dans les nombreux rapides qui s’échelonnent à de courtes distances sur tout le Saint-Maurice. Elles ne sont donc pas redoutables, et d’ailleurs quand les débris en arrivent dans les îles des Trois-Rivières, les bateaux sont déjà partis.

Il y eut une exception à cela, cependant ; toute règle, vous le savez, souffre des exceptions. En 1886, je crois, des pluies torrentielles et la fonte subite des neiges firent monter extraordinairement le niveau du St-Maurice. C’était au moment où la navigation allait s’ouvrir ; chaque capitaine était dans son bateau pour en achever la toilette. La nuit était venue, et les navigateurs fatigués reposaient sans aucune appréhension. Vers minuit, il se fit un mouvement étrange qui éveilla tout le monde. Le Saint-Maurice avait pris tout à coup des allures guerrières, comme pour montrer ce qu’il pourrait faire s’il n’était d’un caractère si paisible. Le géant soulevait les gros vaisseaux et les frappait les uns contre les autres, comme un enfant pourrait faire avec des coques de noix. Les navigateurs s’élancent à demi vêtus sur le pont de leurs vaisseaux ; ceux qui sont assez près du rivage s’y précipitent à corps perdu ; les autres, se voyant prisonniers, se jettent à genoux, élèvent les mains au ciel et font entendre des cris lamentables. D’horribles coups de masse, des craquements sinistres se mêlent aux prières et aux gémissements des marins. Après avoir ainsi secoué les