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Ces deux lettres me rendirent fanatique. Adieu Venise. Rempli de certitude que j’allois au devant de la plus haute fortune qui devoit m’attendre au bout de ma carriere, il me tardoit d’y entrer ; et je me felicitois de ne me sentir dans mon cœur aucun regret de tout ce que j’allois quitter en m’eloignant de ma patrie. Les vanités sont finies, me disois-je, et ce qui m’interessera à l’avenir ne sera que grand et solide. M. Grimani, après m’avoir fait les plus grands complimens sur mon sort m’assura qu’il me trouveroit une pension où j’entrerai au commencement de l’année suivante, j’attendrois en attendant l’eveque.

M. Malipiero qui dans son espece étoit un sage, et qui me voyoit à Venise engouffré dans les vains plaisirs fut charmé de me voir au moment d’aller accomplir ma destinée ailleurs, et de voir l’elancement de mon ame dans la vive promptitude avec la quelle je me soumettois à ce que la combinaison me presentoit. Il me fit alors une leçon que je n’ai jamais oubliée. Il me dit que le fameux precepte des stoïciens sequere Deum ne vouloit dire autre chose si non abandonne toi à ce que le sort te presente, lorsque tu ne te sens pas une forte repugnance à te livrer. C’étoit, me disoit il, le demon de Socrate sępe revocans raro impellens, et c’étoit de là que venoit le fata viam inveniunt des mêmes stoïciens. C’est en ceci que la science de M. Malipiero consistoit, étant savant sans avoir jamais étudié autre livre que celui de la nature morale. Mais dans les maximes de cette même école il m’est arrivé un mois après une affaire qui m’a produit sa disgrace, et qui ne m’a rien appris.

M. Malipiero croyoit de connoitre sur la physionomie des jeunes gens des signes qui indiquoient l’empire absolu que la fortune exerceroit sur eux. Lorsqu’il voyoit cela il se les attachoit pour les instruire à seconder la Fortune avec la sage conduite, car il disoit avec un grand sens que la medecine entre les mains de l’imprudent étoit un poison, comme le poison etoit devenoit une medecine entre les mains du sage.