Page:Casanova - Mémoires de ma vie, Tome 1.pdf/174

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
118 118
[86v]

Il avoit donc trois favoris pour les quels il fesoit tout ce qui dependoit de lui en ce qui regardoit leur education. C’etoit Therese Imer, dont les vicissitudes furent innombrables, et dont mes lecteurs en verront partie dans ces memoires. J’étois le second, dont ils jugeront ce qu’ils voudront ; et le troisieme étoit une fille du barcarol Gardela, qui avoit trois ans moins que moi, et qui en joli portoit sur la physionomie un caractere frapant. Pour la mettre sur le trotoir le speculatif vieillard la lui fesoit apprendre à danser ; car il est, disoit il, impossible que la bille entre dans la blouse tant que personne ne la pousse. Cette Gardela est celle qui sous le nom d’Agata brilla à Stutgard. Ce fut la premiere maîtresse titrée du duc de Wirtemberg l’an 1757. Elle étoit charmante. Je l’ai et elle vit encore à Venise ??? Michel da l’Agata laissée à Venise, où elle est morte il y a deux ou trois ans. Son mari Michel da l’Agata s’est empoisonné peu de tems après.

Un jour, après nous avoir fait diner avec lui tous les trois, il nous laissa comme il fesoit toujours pour aller faire la sieste. La petite Gardela, devant aller prendre sa leçon, me laissa seul avec Therese, qui, malgré que je ne lui eusse jamais conté fleurette, ne laissoit pas de me plaire. Étant assis l’un près de l’autre, devant une petite table, le dos tourné à la porte de la chambre, où nous supposions que nôtre patron dormît, il nous vint envie à un certain propos, dans l’innocente gaieté de notre nature, de confronter les differences qui passoient entre nos configurations. Nous étions au plus interessant de l’examen, lorsqu’un violent coup de cane tomba sur mon cou, suivi par un autre, qui auroit été suivi par d’autres, si tres rapidement je ne me fusse soustrait à la grele prenant d’abord la porte. Je suis allé chez moi sans manteau, et sans chapeau. Un quart d’heure après j’ai reçu le tout avec un billet de la vieille gouvernante du senateur qui m’avertissoit de ne plus oser mettre les pieds dans le palais de son excellence.

Ce fut à lui même que dans la minute j’ai repondu en ces termes. Vous m’avez battu étant en colere, et par cette raison vous ne pouvez pas vous vanter de m’avoir donné une leçon. Je ne veux donc avoir rien appris. Je ne peux vous pardonner qu’oubliant que vous etes un sage ; et je ne l’oublierai jamais.