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en faire autant V. E. ne les lui remettra pas — C’est bien dit. Voulez vous les faire d’abord ? — D’abord ? Ce n’est pas de la prose, monseigneur — Tachez de me les donner demain.

Nous dinames à deux heures tete à tete, et mon appetit lui plut. Il me felicita de ce que je mangeois autant que lui. Je lui ai repondu qu’il me flattoit trop, et que je lui cedois. Je riois en moi même de ce caractere original, voyant le bon parti que je pouvois en tirer ; mais voila la marquise, qui, comme de raison, entre sans qu’on l’ait annoncée. Ce fut le premier moment dans le quel elle me parut beauté achevée. La voyant paroitre, le cardinal rit qu’allant vite s’asseoir près de lui, elle ne lui donne pas le tems de se lever. Pour moi, on me laisse debout : c’étoit en regle. Elle parle avec esprit de differentes choses ; on porte du caffè, et elle me dit enfin de m’asseoir ; mais comme si elle m’avoit fait l’aumone — À propos ! l’abbé Avez vous lu mon sonnet ? — Je l’ai même remis à monseigneur. Je l’ai admiré madame. Je l’ai trouvé si heureux, que je suis sûr qu’il vous a couté du tems — Du tems ? Dit le cardinal. Vous ne la connoissez pas — Sans peine, monseigneur, on ne fait rien qui vaille. Par cette raison je n’ai pas osé donner à V. Em: une reponse que j’y ai fait dans une demie heure — Voyons la, voyons la, dit la marquise. Je veux la lire.

Reponse de la Silesie à l’Amour. Ce titre la fait rougir. Elle devient toute serieuse. Le cardinal dit qu’il n’y a pas question d’Amour — Attendez, dit madame. Il faut respecter les pensées des poètes.

Elle le lit tres bien ; elle le relit. Elle trouve justes les reproches que la Silesie lui fait ; et elle explique au cardinal la raison que la Silesie doit trouver mauvais que ce soit le roi de Prusse qui ait fait sa conquete. Ah ! oui oui, dit le cardinal. C’est que la Silesie est une femme... C’est que le roi de Prusse.... Oh ! Pour le coup, la pensée est divine.

Il a fallu alors attendre un demi quart d’heure jusqu’à ce que le rire de S. Em: cessat. Je veux copier le ce sonnet, dit il, absolument — L’abbé, dit la marquise souriant, vous en epargnera la peine — Je vais le lui dicter. Que vois-je ! C’est admirable. Il l’a fait par vos memes rimes. Vous en êtes vous aperçue ? Marquise.

Un coup d’œil qu’elle m’a donné alors a fini de me rendre amoureux. J’ai vu qu’elle vouloit que je connusse le cardinal comme elle le connoissoit, et que je fusse de moitié avec elle. Je me sentois tout prêt. Après avoir copié le sonnet, je les ai laissés. Le cardinal me dit qu’il m’attendoit à diner le lendemain.

Je suis allé m’enfermer dans ma chambre, car les dix stances que je devois faire etoient de l’espece la plus singuliere. J’avois besoin de me tenir à cheval du fosset avec une adresse extreme, car dans le même moment que la marquise auroit dû faire semblant de croire que l’auteur des stances étoit le cardinal, elle devoit être sûre qu’elles étoient de moi, et elle devoit savoir que je savois qu’elle le savoit. Je devois menager sa gloire, et en même tems faire que dans mes vers elle aperçut un feu, qui ne pouvoit émaner que de mon propre amour, et non pas d’une imagination poétique.