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Je devois aussi penser à faire de mon mieux par rapport au cardinal, qui plus il trouveroit les stances jolies plus il les auroitent crues faites pour se les approprier. Il ne s’agissoit que de clarté ; et c’est precisement ce qu’il y a de plus difficile dans la poesie. L’obscur, qui est le plus facile, auroit paru du sublime à cet homme, dont je devois tacher de gagner les bonnes graces. Si la marquise dans ses dix stances fesoit la description de ses belles qualités du cardinal physiques, et morales, je devois lui rendre la pareille. Je les ai donc faites avec tous ces caracteres. J’ai peint ses beautés visibles, et je me suis dispensé de peindre les secretes, finissant la derniere stance avec les deux beaux vers de l’Arioste :

Le angeliche bellezze nate in cielo
Non si ponno celar sotto alcun velo.

Assez content de mon petit ouvrage, je suis allé chez le cardinal, et je le lui ai donné, lui disant que je doutois qu’il voulut se dire auteur d’une production qui sentoit trop l’écolier. Après les avoir lues, et relues fort mal, il me dit qu’effectivement elles étoient peu de chose ; mais que c’étoit ce qui lui falloit ; et il me remercia d’y avoir mis les deux vers de l’Arioste qui feroient voir à la marquise qu’il en avoit eu besoin. Il me dit pour me consoler que, les copiant, il auroit soin de manquer des vers, ce qui feroit qu’elle ne douteroit pas qu’il n’en fut auteur. Nous dinames de meilleure heure, et je suis parti pour lui laisser le tems de copier les stances avant l’arrivée de la dame.

Ce fut le lendemain la nuit, que l’ayant rencontrée à la porte de l’hotel dans le moment qu’elle descendoit de sa voiture, je lui ai donné le bras. Elle me dit de bout en blanc qu’elle deviendroit mon ennemie, si on parvenoit à Rome à connoitre ses stances, et les miennes — Je ne sais pas, madame, de quoi vous me parlez — Je m’y attendois ; mais que cela vous suffise.

D’abord qu’elle fut dans la sale, je me suis retiré dans ma chambre au desespoir, parceque je l’ai crue reellement fachée. Mes stances, me disois-je, ont un coloris trop vif ; elles compromettent sa gloire, et elle trouve mauvais que je sois trop à part de son intrigue. Elle craint, me dit elle, mon indiscretion ; mais je suis sûr qu’elle n’en fait que semblant : c’est un pretexte pour me disgracier. Qu’auroit elle fait, si dans mes vers je l’eusse mise toute nue ? J’étois faché de ne l’avoir pas fait. Je me deshabille ; je me couche, et une demie heure après, l’abbé Gama frappe à ma porte : je tire le cordon. Il entre me disant que monseigneur desiroit que je descendisse. La marquise G., le cardinal S. C., demandent de vous — J’en suis faché. Allez leur dire la verité. Dites aussi, si vous voulez, que je suis malade.

N’etant pas retourné, j’ai vu qu’il devoit avoir bien fait sa commission. Le lendemain matin j’ai reçu un billet du cardinal S. C., qui il me disoit qu’il m’attendoit à diner, qu’il s’etoit fait saigner, qu’il avoit besoin