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de me parler, et d’y aller de bonne heure quand même je serois malade. C’étoit pressant. Je ne pouvois deviner rien ; mais je ne m’attendois à rien de desagréable.

À peine habillé, je descens, et je vais entendre la messe, où j’étois sûr que monseigneur me verroit. Après la messe, il me demande à l’ecart si j’étois vraiment malade — Non monseigneur. Je n’avois qu’envie de dormir — Vous avez tort, car on vous aime. Le cardinal S. C. se fait saigner — Je le sais. Il me le marque dans ce billet, dans le quel il m’ordonne d’aller lui faire ma cour si V. E. le trouve bon — Tres bon. Mais c’est plaisant. Je ne croyois pas qu’il eut besoin d’un tiers — Y aura-t-il un tiers ? — Je n’en sais rien ; et je n’en suis pas curieux.

On crut que le cardinal m’avoit parlé d’affaires d’état. Je suis allé chez S. C. qui étoit au lit — Étant obligé, me dit il, de faire diete, je dinerai tout seul ; mais vous n’y perdrez rien, car le cuisinier n’est pas averti. Ce que j’ai à vous dire est que j’ai peur que vos stances soient trop jolies, car la marquise en est folle. Si vous me les aviez lues comme elle les a lues, je ne les aurois pas adoptées — Elle les croit cependant de V. E. ? — Elle n’en doute pas ; mais que ferai-je si elle s’avise de me faire des nouveaux vers ? — Disposez de moi, monseigneur, jour, et nuit, et soyez sûr que je mourrai plus tot que de trahir votre secret — Je vous prie d’accepter ce petit present. C’est du Negrillo de la Havane que le cardinal Acquaviva m’a donné.

Le tabac étoit bon ; mais l’accessoire étoit meilleur. La tabatiere étoit d’or emaillée. Je l’ai reçue avec respect, et tendre reconnoissance. Si son eminence ne savoit pas faire des vers, il savoit au moins donner ; et cette science dans un seigneur est beaucoup plus belle que la premiere.

Je fus surpris à midi de voir la marquise dans le deshabillé le plus galant. Si j’avois su, lui dit elle, que vous avez bonne compagnie, je ne serois pas venue — Je suis sûr, lui repondit il, que vous ne trouverez pas de trop notre abbé — Non, car je le crois honnête.

Je me tenois là sans rien dire ; mais je me tenois aussi prêt à partir avec ma belle tabatiere au premier lardon qu’elle se seroit avisée de me lacher. Il lui demanda si elle dinoit, lui