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n’oseroit empieter sur sa jurisdiction sans lui en demander la permission — Il la lui a donc demandée ? — Oui. Un auditor santissimo est venu la lui demander ce matin — Mais notre cardinal auroit pu la lui refuser — C’est vrai ; mais il ne la refuse jamais — Son emi Et si la personne inquise est sous sa protection ? — Son Éminence pour lors la fait avertir.

Un quart d’heure après, ayant quité l’abbé, je me suis trouvé inquiet. J’ai pensé que cet ordre pourroit regarder Barbaruccia ou son amant. La maison de Dalacqua étoit sous la jurisdiction d’Espagne. J’ai cherché en vain le jeune homme par tout : allant chez lui, ou chez Barbaruccia, j’aurois eu peur de me compromettre. Il est cependant certain qu’étant sûr j’y serois allé ; mais mon soupçon n’avoit pas d’assez forts fondemens.

Vers minuit, voulant aller me coucher, j’ouvre ma porte pour en oter la clef, lorsque je me trouve surpris par un abbé qui entre vite, et qui hors d’haleine se jette sur un fauteuil. Reconnoissant Barbaruccia, je ferme ma porte ; je devine tout, et prevoyant les consequences, je me vois perdu. Troublé, confus, je ne l’interroge sur rien, je lui dis son fait, je la condamne de s’être sauvée chez moi, et je la prie de s’en aller.

Malheureux ! Il ne falloit pas la prier ; mais la forcer, et meme appeler du monde si elle n’eut pas voulu partir. Je n’en ai pas eu la force.

Au mot de s’en aller, elle se jette à mes pieds pleurant, gemissant, et me demandant pitié. Je cede ; mais l’avertissant que nous étions perdus tous les deux — Personne ne m’a vue ni entrer dans l’hotel, ni monter ici, j’en suis sûre ; et je me crois heureuse d’être venue chez vous ici, il y a dix jours, car sans cela je n’aurois jamais peut pu deviner où étoit votre chambre — Helas ! Il auroit mieux valu que vous l’eussiez ignorée. Qu’est devenu le docteur votre amant ? — Les sbirres l’ont enlevé avec la servante. Mais voici tout le fait.

Mon amant m’ayant dit la nuit passée que dans cette même nuit à onze heures une biroche se trouveroit aux pieds de l’escalier de la Trinité dè Monti, et qu’il y seroit dedans pour m’y attendre, je suis sortie il y a une heure, de la lucarne de notre maison precedée par la servante. Je suis entrée dans la sienne, je me suis habillée comme vous voyez, je suis descendue, et je m’acheminois tout droit à la biroche. Ma servante me precedoit avec ma pacotille. En tournant le coin, sentant qu’une boucle de mon soulier s’étoit lachée, je m’arrete, et m’incline pour la remettre. Ma servante qui croyoit que je la suivois, allant toujours son chemin, arriva à la biroche, et y monta : je n’etois qu’à trente pas d’elle. Mais voici ce qui me rendit immobile. La servante à peine montée, je vois à la lueur