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voyant convaincu d’extorsion me demit de ma charge. Mais ma destinée alloit deja mettre fin à mon cruel noviciat.

Le docteur, me prenant un jour tête à tête dans son cabinet, me demanda si je voulois me prêter aux demarches qu’il me suggereroit pour sortir de la pension de l’esclavone, et entrer chez lui ; et me trouvant enchanté de cette proposition, il me fit copier trois lettres que j’ai envoyées une à l’abbé Grimani, une autre à mon ami M. Baffo, et la troisieme à ma bonne grand-mere. Ma mere n’étoit pas dans ce moment là à Venise ; et mon semestre allant finir il n’y avoit pas de tems à perdre. Dans ces lettres je fesois la description de toutes mes souffrances, et j’annonçois ma mort, si on ne me tiroit pas des mains de l’esclavone me mettant chez mon maitre d’école qui étoit prêt à me prendre ; mais qui vouloit deux cequins par mois.

M. Grimani, au lieu de me répondre, ordonna à son ami Ottaviani de me reprimander de ce que je m’étois laissé séduire ; mais M. Baffo alla parler à ma grand-mere qui ne savoit pas écrire, et m’écrivit que dans peu de jours je me trouverois plus heureux.

Huit jours après, j’ai vu cette excellente femme, qui m’a constamment aimé jusqu’à sa mort, paroitre devant moi précisement dans le moment que je m’étois assis à table pour diner. Elle entra avec la maitresse. À son apparition je me suis jété à son cou ne pouvant pas retenir mes pleurs qu’elle accompagna d’abord des siens. Elle s’assit me prenant entre ses genoux. Devenu alors courageux, je lui ai detaillé toutes mes peines en présence de l’esclavone ; et après lui avoir fait observer la table de gueux à la quelle je devois me nourrir, je l’ai menée voir mon lit. J’ai fini par la prier de me conduire diner avec elle après six mois que la faim me fesoit languir. L’esclavone intrépide ne dit autre chose si non qu’elle ne pouvoit pas faire d’avantage pour l’argent qu’on lui donnoit. Elle disoit vrai ; mais qui l’obligeoit à tenir une pension pour devenir le bourreau des jeunes gens que l’avarice lui consignoit, et qui avoient besoin d’être nourris ?