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toujours d’être assis à une grande table occupé à assouvir mon cruel appetit. Les reves flatteurs sont plus mauvais que les desagréables.

Cette faim enragée m’auroit à la fin entierement extenué, si je n’avois pris le parti de voler, et d’engloutir tout ce que je trouvois de mangeable par tout, quand j’étois sûr de n’être pas vu. J’ai mangé en peu de jours une cinquantaine de harengs sorèts, qui etoient dans une armoire de la cuisine, où je descendois la nuit à l’obscur, et toutes les saucisses qui étoient attachées au toit de la cheminée toutes crues défiant les indigestions ; et tous les œufs que je pouvois surprendre dans la basse cour à peine pondus étoient ainsi tous chauds ma nourriture exquise. J’allois voler des mangeailles jusque dans la cuisine du docteur mon maître. L’esclavone desesperée de ne pas pouvoir decouvrir les voleurs, ne fesoit que mettre à la porte des servantes. Malgré cela, l’occasion de voler ne se présentant pas toujours, j’étois maigre comme un squelette, veritable carcasse.

En quatre ou cinq mois mes progrès furent si rapides, que le docteur me créa décurion de l’école. Mon inspection étoit celle d’examiner les leçons de mes trente camarades, de corriger leurs fautes, et de les dénoncer au maitre avec les épithetes de blâme, ou d’approbation qu’ils meritoient ; mais ma rigueur ne dura pas long tems. Les paresseux trouvèrent facilement le secret de me flechir. Quand leur latin étoit rempli de fautes, ils me gagnoient moyennant des cotelettes rotîes, des poulets, et souvent me donnant de l’argent : mais je ne me suis pas contenté de mettre en contribution les ignorans : j’ai poussé l’avidité au point de devenir tyran. Je refusois mon approbation à ceux aussi qui la meritoient quand ils pretendoient de s’exempter à la contribution que j’exigeois. Ne pouvant plus souffrir mon injustice ils m’accuserent au maitre, qui me