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Ma grand-mere fort paisiblement lui dit de mettre dans ma mâle toutes mes hardes parcequ’elle alloit m’amener. Charmé de revoir mon couvert d’argent, je l’ai vite mis dans ma poche. Ma joie étoit inexprimable. J’ai pour la premiere fois senti la force du contentement, qui oblige le cœur de celui qui le ressent à pardonner, et l’esprit à oublier tous les desagrémens qui l’ont ammené.

Ma grand-mere me conduisit à l’auberge où elle logeoit, et où elle ne mangea presque rien dans l’étonnement que lui causoit la voracité avec la quelle je mangeois. Le docteur Gozzi qu’elle fit avertir parut, et sa presence la prévint en sa faveur. C’étoit un beau pretre de vingt six ans, rebondi, modeste, et reverentieux. Dans un quart d’heure ils convinrent de tout, et lui comptant vingt quatre cequins, elle reçut quittance d’une année payée d’avance ; mais elle me garda trois jours pour m’habiller en abbé, et pour me faire faire une perruque, la malpropreté l’obligeant à me faire couper les cheveux.

Après ces trois jours, ce fut elle même qui voulut m’installer dans la maison du docteur pour me recommander à sa mere qui lui dit d’abord de m’envoyer, ou de m’acheter un lit ; mais le docteur lui ayant dit que je pourrois coucher avec lui dans le sien qui étoit fort large, elle se montra tres reconnoissante à la bonté qu’il vouloit avoir. Elle partit, et nous l’accompagnames au burchiello où elle retourna à Venise.

La famille du docteur Gozzi consistoit en sa mere qui avoit beaucoup de respect pour lui, parcequ’étant née paysanne elle ne se croyoit pas digne d’avoir un fils pretre, et qui plus est docteur. Elle étoit laide, vieille, et acariatre. Le pere étoit cordonnier, qui travailloit toute la journée, ne parlant jamais à personne, pas même à table. Il ne devenoit sociable que les jours de fête qu’il passoit au cabaret avec ses amis, rentrant à minuit ivre à ne pouvoir pas se tenir debout, et chantant le Tasso : dans cet état il ne pouvoit pas se résoudre à se