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toient irreprochables, et en matière de religion, malgré qu’il ne fût pas bigot, il étoit tres severe : tout étant pour lui article de foi, rien ne devenoit difficile à sa conception. Le déluge avoit été universel, les hommes avant ce malheur vivoient mille ans, Dieu conversoit avec eux, Noé avoit fabriqué l’arche en cent ans, et la terre suspendue en l’air se tenoit ferme au centre de l’univers que Dieu avoit creé le tirant du rien. Quand je lui disois, et lui prouvois que l’existence du rien étoit absurde, il coupoit court me disant que j’étois un sot. Il aimoit le bon lit, la chopine de vin, et la gayeté en famille. Il n’aimoit ni les beaux esprits, ni les bons mots, ni la critique parcequ’elle devenoit facilement medisance, et il rioit de la bêtise de ceux qui s’occupoient à lire des gazettes, qui selon lui mentoient toujours, et disoient toujours la même chose. Il disoit que rien n’incomodoit tant que l’incertitude, et par cette raison il condamnoit la pensée parcequ’elle engendroit le doute.

Sa grande passion étoit la predication ayant en sa faveur la figure, et la voix : aussi son auditoire n’étoit composé que de femmes, dont cependant il étoit ennemi juré. Il ne les regardoit pas en face quand il étoit obligé à leur parler. Le péché de la chair étoit selon lui le plus grand de tous les autres, et il se fachoit quand je lui disois qu’il ne pouvoit être que le plus petit. Ses sermons étant petris de passages tirés d’auteurs grecs qu’il citoit en latin, je lui ai dit un jour qu’il devoit les citer en italien, car le latin n’etoit pas entendu plus que le grec par les femmes qui l’ecoutoient disant leur chapelet. Ma remontrance le facha, et dans la suite je n’ai plus osé lui en parler. Il me celebroit avec ses amis comme un prodige parceque j’avois appris à lire le grec tout seul sans autre secours que celui de la grammaire.