Page:Casanova - Mémoires de ma vie, Tome 1.pdf/139

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
5.
89 87
[69r]

Chapitre V

Nuit facheuse. Je deviens amoureux des deux sœurs, j’oublie Angela, Bal chez moi, Juliette humiliée. Mon retour à Pasean. Lucie malheureuse. Les foudres favorables.

=======

Madame Orio, après m’avoir fait au long ses remerciemens, me dit que pour l’avenir je devois jouir de tous les droits d’ami de la maison. Nous passames quatre heures à rire, et à faire des niches. J’ai si bien fait mes excuses pour ne pas rester à souper qu’elle dut les approuver. Marton alloit m’éclairer ; mais un ordre absolu qu’elle donna à Nanette, qu’elle croyoit ma favorite, l’obligea à me preceder, le chandelier à la main. La fine matoise descendit vite vite, ouvrit la porte, la referma d’un grand coup, éteignit la chandelle, et remonta en courant me laissant là, et rentrant chez sa tante qui la reprimanda tres fort sur son vilain proceder vis à vis de avec moi. Je suis monté à taton à l’endroit concerté, me jetant sur un canapé comme un homme qui attend le moment de son bonheur à l’insu de ses ennemis.

Après avoir passé une heure dans les plus douces reveries, j’entens ouvrir la porte de la rue, puis la fermer à la clef à double tour, et dix minutes après je vois les deux sœurs suivies d’Angela. Je ne prens garde qu’à elle, et je passe deux heures entieres à ne parler qu’avec elle. Minuit sonne : on me plaint de ce que je n’avois pas soupé ; mais le ton de commiseration me choque : je répons qu’au sein du bonheur je ne pouvois me sentir incomodé par aucun besoin. On me dit que je suis en prison, puisque la clef de la grande porte étoit sous le chevet de madame, qui ne l’ouvroit qu’à la pointe du jour pour aller à la premiere messe. Je m’étonne qu’on croye que ce puisse me paroitre une triste nouvelle : je me rejouis, au contraire, d’avoir devant moi cinq heures, et d’etre sûr que je les passerois avec l’objet de mon adoration. Une heure après, Nanette rit sous cape. Angela veut savoir de quoi elle rit ; elle lui repond à l’oreille ; Marton rit aussi : je les prie de me dire de quoi elles rioient ; et Nanette enfin d’un air mortifié me dit qu’elle n’avoit point d’autre chandelle, et qu’à la fin de celle là nous resterions dans les tenebres. Cette nouvelle me comble de joie ; mais je la dissimule. Je leur dis que