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larmes. Mais quand je les ai reconnues pour inutiles, la sensation qui s’empara de moi fut la juste indignation qui annoblit la colere. Je serois parvenu à battre le fier monstre qui avoit pu me tenir cinq heures entieres dans la plus cruelle de toutes les détresses, si je ne me fusse pas trouvé dans l’obscurité. Je lui ai dit toutes les injures qu’un amour meprisé peut suggerer à un entendement irrité. Je lui ai lancé des maledictions fanatiques : je lui ai juré que tout mon amour s’étoit changé en haine, finissant par l’avertir de se garder de moi, car certainement je la tuerois lorsqu’elle s’offriroit à mes yeux.

Mes invectives finirent avec la sombre nuit. À l’apparition des premiers rayons de l’Aurore, et au bruit que firent la grosse clef, et le verou, lorsque madame Orio ouvrit la porte pour aller mettre son ame dans le repos quotidien qui lui étoit necessaire, je me suis disposé à partir prenant mon manteau, et mon chapeau. Mais je ne saurois peindre à mon bon lecteur la consternation de mon ame, quand glissant mes yeux sur la figure de ces trois filles, je les ai vues fondantes en larmes. Honteux, et desesperé, jusqu’à me sentir assailli de l’envie de me tuer, je me suis assis de nouveau. Je songeois que ma brutalité, avoit mis en pleurs ces trois belles ames. Je n’ai pas pu parler. Le sentiment m’etrangloit ; les larmes vinrent à mon secours et je m’y suis livré avec volupté. Nanette se leva me disant que sa tante ne pouvoit pas tarder à rentrer. J’ai vite essuyé mes yeux, et sans les regarder, ni leur dire mot, je suis parti, allant d’abord me mettre au lit, où je n’ai jamais pu dormir.

À midi M. Malipiero, me voyant extremement changé, m’en demanda la raison, et, ayant besoin de soulager mon ame, je lui ai dit tout. Le sage vieillard n’a pas ri. Par des reflexions tres sensées il me mit du beaume dans l’ame. Il se voyoit dans mon même cas vis à vis de Therese. Mais il dut rire, et moi aussi quand il me vit manger avec un appetit canin. Je n’avois pas soupé ; mais il me felicita sur mon heureuse constitution.

Determiné à ne plus aller chez madame Orio, j’ai tenu dans ces jours là une conclusion de metaphysique dans la quelle j’ai soutenu que tout être, dont on ne pouvoit avoir qu’une idée abstraite ne pouvoit exister qu’abstraitement. J’avois raison ; mais on mit facilement ma these en aspect d’impieté, et on m’a condamné à chanter la palinodie. Je suis allé à Padoue où on m’a promu au doctorat