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Elle me reçut en princesse otant son gant pour me donner sa main à baiser, et après avoir dit mon nom à cinq ou six etrangers qui étoient là, elle me les nomma un à un ; puis elle me fit asseoir à son coté. Elle etoit venitienne, et trouvant ridicule qu’elle me parlat françois que je ne comprenois pas je l’ai priée de parler le langage de notre pays. S’etonnant beaucoup que je ne parlasse pas françois, elle me dit d’un air mortifié, que je figurerois donc mal chez elle, où elle ne recevoit que des etrangers. Je lui ai promis de l’apprendre. Le matador arriva une heure après. Ce genereux prince me parla tres bien italien, et fut avec moi tres gracieux dans tout le courant du carneval. Vers la fin il me donna une tabatiere d’or en recompense d’un tres mauvais sonnet que j’ai fait imprimer à l’honneur de la Signora Margherita Grisellini detta la Tintoretta. Grisellini etoit son nom de famille. On l’appeloit Tintoretta parceque son pere avoit été teinturier. Ce Grisellini, dont le comte Joseph Brigido fit la fortune etoit son frere. S’il vit encore il passe une heureuse vieillesse dans la belle capitale de la Lombardie.

La Tintoretta avoit des qualités pour rendre amoureux des hommes raisonnables beaucoup plus que Juliette. Elle aimoit la poesie, et j’en serois devenu amoureux sans l’eveque que j’attendois. Elle étoit amoureuse d’un jeune medecin nommé Righelini rempli de merite mort à la fleur de son age que je regrette encore. Je parlerai de lui dans treize douze ans d’ici.

Vers la fin du carnaval ma mere ayant ecrit à l’abbé Grimani qu’il étoit honteux que l’eveque me trouvat logé avec une danseuse il se determina à me loger avec decence, et dignité. Il consulta avec le curé Tosello, et raisonnant avec lui sur l’endroit qui me seroit le plus convenable, ils deciderent que rien n’etoit plus beau que me mettre dans un seminaire. Ils firent tout à mon insu, et le curé fut chargé de m’en donner la nouvelle, et de me persuader à y aller volontiers, et de bon cœur.

Je me suis mis à rire lorsque j’ai entendu le curé se servir d’un style fait pour calmer, et pour dorer la pilule.