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lui dis-je, votre benediction episcopale, et mon congé, ou partez vous aussi avec moi, et je vous assure que nous ferons fortune. Resignez votre eveché à ceux qui vous ont fait un si mauvais present.

Cette proposition le fit rire à reprises pour tout le reste de la journée ; mais s’il l’eut acceptée il ne seroit pas mort deux ans après à la fleur de son age. Ce digne homme se vit forcé par le sentiment à me demander pardon de la faute qu’il avoit faite en me fesant aller là. Se reconnoissant en devoir de me renvoyer à Venise, n’ayant point d’argent, et ne sachant pas que j’en avois, il me dit qu’il me renverroit à Naples, où un bourgeois au quel il me recommanderoit, me donneroit soixante ducats di Regno avec les quels je pourrois retourner à ma patrie. J’ai accepté son offre avec reconnoissance allant vite tirer hors de ma mâle le bel étui de rasoirs que Panagiotti m’avoit donné. J’ai eu toutes les peines du monde à le lui faire accepter, car il valoit les soixante ducats qu’il me donnoit. Il ne le prit que lorsque je l’ai menacé de rester là s’il s’obstinoit à le refuser. Il me donna une lettre pour l’archeveque de Cosenza dans la quelle il fesoit mon eloge, et il le prioit de m’envoyer à Naples à ses frais. Ce fut ainsi que j’ai quitté Martorano soixante heures après y être arrivé ; plaignant l’évêque que j’y laissois, qui versant des larmes me donna de tout son cœur cent benedictions.

L’eveque de Cosenza homme d’esprit, et riche voulut me loger chez lui. À table, j’ai fait avec epanchement de cœur l’eloge de l’eveque de Martorano ; mais j’ai impitoyablement frondé son diocese ; puis toute la Calabre d’un style si tranchant que monseigneur dut en rire avec toute la compagnie, dont deux dames ses parentes fesoient les honneurs. Ce fut la plus jeune qui s’avisa de trouver mauvaise la satire que j’avois faite de son pays. Elle m’intima la guerre ; mais je l’ai calmée lui disant que la Calabre seroit un pays adorable, si un seul quart lui ressembloit. Ce fut, peut être, pour me prouver le contraire de ce que j’avois dit que le lendemain il donna un grand souper. Cosenza est une ville où un homme comme il faut peut s’amuser, car il y a de la noblesse riche, des jolies femmes, et des infarinés. Je suis parti le troisieme jour avec une lettre de l’archeveque au celebre Genovesi.