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avec M. l’abbé — Je vous laisse le maitre monsieur, lui repondis-je d’un air froid, de disposer même autrement. Cette réponse fit faire un sourire à celle que je trouvois deja plus jolie. J’ai bien auguré.

À souper nous fumes cinq, parceque l’usage est que quand le voiturier en force de son accord doit nourrir ses passagers, il mange avec eux. Dans les propos indifferens de table, j’ai trouvé la decence, et l’esprit du monde. Cela me rendit curieux. Je suis descendu après souper pour savoir du voiturier la qualité des trois personnes. L’homme, me dit il, est avocat, et une des deux filles sœurs est son epouse ; mais j’ignore la quelle.

Je leur ai fait la politesse de me coucher le premier, comme de me lever, et sortir pour laisser que les dames s’habillent en pleine liberté. Je ne suis rentré qu’appelé pour prendre du caffè. Je l’ai loué, et la plus jolie aimable me promit ce beaux joli cadeau tous les jours.

Un barbier vint, qui après avoir rasé l’avocat, m’offrit, d’un air qui ne me plut pas, le même service. Lui ayant repondu que je n’avois pas besoin de lui, il me répondît aussi que la barbe étoit une malpropreté, et il s’en alla.

D’abord que nous fumes dans la voiture, l’avocat dit que presque tous les barbiers etoient insolens. C’est à savoir, dit la belle, si la barbe soit, ou non, une malpropreté. Oui, lui repond l’avocat, car c’est un excrement. Cela se peut, lui dis-je, mais on ne le regarde pas comme tel ; appelle-t-on excrement les cheveux, qu’au contraire on nourrit, et dont on admire la beauté, et la longueur ? Par consequent, reprit la dame, le barbier est un sot. Mais encore, lui dis je, est ce que j’ai une barbe ? — Je le croyois — Je commencerai donc à me faire raser à Rome. C’est la premiere fois que je m’entens faire ce reproche. Ma chere femme, dit l’avocat, tu devois te taire, car il se peut que M. l’abbé aille à Rome pour se faire capucin.

Cette saillie me fit rire ; mais je n’ai pas voulu rester court. Je lui ai dit qu’il avoit deviné ; mais que l’envie de me faire capucin m’étoit passée d’abord que j’avois vu madame. Riant aussi il me repondit que sa femme aimoit à la folie les capucins ; et qu’ainsi je ne devois pas quitter ma vocation. Ce propos badin nous ayant entrainé dans plusieurs autres nous passames nôtre journée agréablement jusqu’à Garillan où les jolis propos nous dedommagerent du mauvais souper. Mon inclination naissante se nourrissoit trouvant la nourrice complaisante.

Le lendemain d’abord que nous fumes dans la voiture la belle dame me demanda, si avant d’aller à Venise je comptois de faire quelque sejour à Rome. Je lui ai repondu que ne connoissant personne à Rome j’avois peur de m’y ennuyer. Elle me dit qu’on y aimoit les etrangers, et qu’elle etoit sûre que je