Page:Casanova - Mémoires de ma vie, Tome 1.pdf/312

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
233 238
[155v]


la quelle il alloit sortir de l’état. L’enlevement devoit se faire à minuit dans notre place. Le vicaire après avoir obtenu le consentement de S. E., comme je vous ai conté hyer, ordonna au bargello d’apposter ses gens, et de capturer les coupables les prenant sur le fait. L’ordre fut executé ; mais les sbires se reconnurent pour attrapés quand en arrivant chez le bargello, et fesant descendre de voiture les detenus, ils trouverent au lieu de la fille une figure de femme qui ne peut faire venir à personne la tentation de l’enlever. Quelques minutes après, un espion arriva chez le bargello, et lui dit que dans le moment même que le biroche partit de la place, un abbé s’étoit recouvré en courant dans le palais d’Espagne. Le bargello alla d’abord rendre compte au cardinal vicaire de l’incident qui lui avoit fait manquer la fille, et lui communiqua apparemment le soupçon qu’il avoit qu’elle put être le meme abbé qui s’etoit sauvé dans l’hotel. Le vicaire alors fit savoir à notre maitre qu’il se pouvoit qu’une fille habillée en abbé se trouvat cachée dans son palais. Il le pria de faire mettre dehors la personne, soit fille, soit abbé, à moins qu’elle ne soit connue de S. E. pour exempte de soupçon. Le cardinal Acquaviva sut cela ce matin avant neuf heures de l’auditeur du Vicaire que vous avez vu ce matin me parler. Il le renvoya l’assurant qu’il feroit faire toutes les perquisitions, et qu’il feroit mettre dehors toute personne inconnue qui pourroit se trouver chez lui.

Effectivement le cardinal donna d’abord cet ordre au maitre d’hotel, qui commença sur le champ à s’en acquitter ; mais un quart d’heure après le maitre d’hotel reçut ordre de suspendre toute recherche. La raison de cette suspension ne peut être que celle ci.

M. le maitre de chambre m’a dit, qu’à neuf heures precises, un abbé fort joli, que reellement lui parut une fille deguisée, s’est presenté à lui le priant de remettre à S. E. un billet qu’il lui donna. Il le lui rémit sur le champ, et S. E., après l’avoir lu, ne tarda pas un instant à lui ordonner de faire passer l’abbé, qui depuis ce moment là n’est plus sorti de l’appartement. Comme l’ordre de suspendre la perquisition fut donné immediatement après l’introduction de l’abbé, on a lieu de croire que cet abbé soit la fille que les sbires ont manqué, et qui s’est sauvée dans l’hotel, où elle doit s’être tenue cachée toute la nuit jusqu’au moment, où elle fut inspirée de se presenter au cardinal — Son Em : la remettra peut être encore aujourd’hui entre les mains non pas des sbires, mais du vicaire — Pas même entre celles du pape. Vous ne sauriez pas avoir une juste idée de la force de la protection de nôtre cardinal ; et cette protection est deja declarée, puisque la personne est encore non seulement dans le palais ; mais dans l’appartement même du maitre, sous sa garde.

L’histoire étant interessante, l’attention avec la quelle je l’ai ecoutée ne put donner aucun ombrage au speculatif Gama, qui certainement ne m’auroit