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votre compte dans quarante ans d’ici entre les cardinaux dans un conclave à l’occasion qu’on vous proposeroit pour etre elu pape.

Dans les jours suivans, cette maudite histoire commença à m’ennuyer tout de bon, car on m’en parloit par tout, et je voyois avec evidence qu’on ecoutoit ce que je disois, et qu’on ne fesoit semblant de me croire parcequ’on ne pouvoit pas faire autrement.

La marquise G. me dit d’un air fin que la demoiselle Dalacqua m’avoit des obligations essentielles ; mais ce qui me fesoit la plus grande peine étoit que le cardinal Acquaviva même dans les derniers jours de carnaval n’avoit plus vis à vis de moi le ton libre qu’il avoit toujours eu. Personne ne s’en apercevoit ; mais je voyois cela à ne pas pouvoir en douter.

1744Ce fut au commencement du careme, precisement lorsque personne ne parloit plus de l’histoire de l’enlevement, que le cardinal me dit d’entrer avec lui dans son capbinet. Ce fut là qu’il me tint ce petit discours.

L’affaire de la Dalacqua est finie : on n’en parle meme plus ; mais on a decidé, sans pretendre que ce soit de la medisance que ceux qui ont profité de la maladresse du jeune homme qui vouloit l’enlever sont vous, et moi. Je laisse qu’on dise, car, si un cas pareil m’arrivoit encore, je ne me reglerois pas autrement ; et je ne me soucie pas de savoir ce que personne ne peut vous obliger à dire, et meme ce que vous ne devez pas dire en caractere d’homme d’honneur. Si vous n’en saviez rien d’avance, vous auriez commis en chassant la fille de chez vous, en supposant qu’elle y ait été, une action barbare, et meme lache, qui l’auroit rendue malheureuse pour tout le reste de ses jours, et qui vous auroit laissé tout de meme suspect de complicité, et qui plus est de trahison.

Mais malgré tout cela vous pouvez vous figurer, que quoique je meprise tous les propos de cette espece, je ne peux cependant m’empecher dans le fond leur etre indifferent. Cela étant je me vois forcé à devoir vous prier, non seulement de me quitter ; me de quitter Rome ; mais je vous fournirai un pretexte par le quel vous sauverez votre honneur, et qui plus est la consideration que peuvent vous avoir procurée les marques d’estime que je vous ai données. Je vous permets de confier à l’oreille de qui vous voudrez, et même de dire à tout le monde que vous allez faire un voyage pour une commission que je vous ai donnée.