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à des nouvelles scènes toujours plus tristes. J’avois pris sur elle un dessus que son amour propre ne pouvoit pas souffrir. Malgré cependant une si belle école qui a precedé mon adolescence, j’ai poursuivi à être la dupe des femmes jusqu’à l’age de soixante ans. Il y a dix onze ans douze ans que sans l’assistance de mon Genie tutelaire j’aurois epousé à Vienne une jeune etourdie qui m’avoit rendu amoureux. Actuellement ??? j’en suis fachéje me crois à l’abri de toutes les folies de cette espece ; mais helas ! J’en suis faché.

Le lendemain toute la maison fut desolée, parceque le démon qui possédoit Bettine s’étoit emparé de sa raison. Le docteur me dit que dans ses deraisonnemens il y avoit des blasphemes, et qu’elle devoit donc être possedée, car il n’y avoit pas d’apparence qu’en qualité de folle elle eut tant maltraité le pere Prospero. Il se determina à la mettre entre les mains du pere Mancia. C’étoit un fameux exorciste Jacobin, c’est à dire Dominicain, qui avoit la réputation de n’avoir jamais manqué aucune fille ensorcellée.

C’étoit un Dimanche. Bettine avoit bien dîné, et avoit été folle toute la journée. Vers minuit son pere arriva à la maison chantant le Tasso, ivre à ne pas pouvoir se tenir de bout. Il alla au lit de sa fille, et après l’avoir tendrement embrassée il lui dit qu’elle n’étoit pas folle. Elle lui répondit qu’il n’étoit pas soul — Tu es possedée, ma chere fille — Oui mon pere ; et vous etes le seul qui peut me guerir — Eh bien ! Je suis prêt.

Il parle alors en théologien ; il raisonne sur la force de la foi, et sur celle de la benediction paternelle ; il jette son manteau ; il prend un crucifix d’une main, il met l’autre sur la tete de sa fille, et il commence à parler au diable d’une façon que sa femme meme toujours bete, triste, et acariatre