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seule prendre Armelline avec Emilie, et elle les conduisit à son palais au campo di Fiore, ou je l’attendois avec le Cardinal, le prince son mari, et la duchesse de Fiano.

On les fêta, on leur parla avec bonté, on les encouragea à repondre, à rire, à dire librement ce qu’elles pensoient, mais tout etoit inutile : se voyant pour la premiere fois dans une chambre magnifique dans une compagnie pareille elles n’avoient pas la force de parler : elles étoient noyées dans la honte, et dans la peur de dire des betises. Emilie n’osoit repondre sans se lever, et Armelline ne brilloit que par sa beauté : excitée par la princesse à lui rendre des baisers pareils à ceux qu’elle lui donnoit, elle ne put jamais en venir à bout. Armelline riante s’excusoit, lui baisoit la main avec transport, et quand la princesse coloit sa bouche sur la sienne Armelline pas vissoit positivement ignorer la façon de decocher le baiser. Le Cardinal, et le Prince rioient, la duchesse de Fiano disoit que tant de retenue n’étoit pas naturelle, et je souffrois comme un damné, car tant de gaucherie me sembloit aller au confins de la bêtise, puisqu’Armelline n’avoit besoin que de baiser les levres de la princesse comme elle lui baisoit les mains. Il lui paroissoit qu’en la baisant ainsi elle lui manqueroit de respect, et qu’elle ne devoit jamais prendre cette liberté, malgrè la permission que la princesse lui donnoit.

Le Cardinal me dit à part qu’il lui paroissoit impossible qu’en deux mois je n’eusse initié cette fille ; mais il dut le croire, et reconnoitre la force de l’education. Pour cette premiere fois la princesse voulut les conduire à la comedie au theatre de Torre di Nonna, où elle dûrent rire, et cela nous fit esperer. Après la comedie nous allames souper à une auberge, et à table soit l’appetit, soit les remontrances que je leur fis, elles se degourdirent. Elles