Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/111

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

dateur d’une si détestable secte, nous devons sans rémission le condamner au feu. — Non pas, seigneur, répondit le barbier ; car j’ai ouï dire aussi que c’est le meilleur de tous les livres de cette espèce qu’on ait composés, et, comme unique en son genre, il mérite qu’on lui pardonne. — C’est également vrai, dit le curé, et, pour cette raison, nous lui faisons, quant à présent, grâce de la vie[1]. Voyons cet autre qui est à côté de lui. — Ce sont, répondit le barbier, les Prouesses d’Esplandian, fils légitime d’Amadis de Gaule[2]. — Pardieu ! dit le curé, il ne faut pas tenir compte au fils des mérites du père. Tenez, dame gouvernante, ouvrez la fenêtre et jetez-le à la cour : c’est lui qui commencera la pile du feu de joie que nous allons allumer. » La gouvernante ne se fit pas prier, et le brave Esplandian s’en alla, en volant, dans la cour, attendre avec résignation le feu qui le menaçait. « À un autre, dit le curé. — Celui qui vient après, dit le barbier, c’est Amadis de Grèce, et tous ceux du même côté sont, à ce que je crois bien, du même lignage des Amadis[3]. — Eh bien ! dit le curé, qu’ils aillent tous à la basse-cour ; car, plutôt que de ne pas brûler la reine Pintiquiniestra, et le berger Darinel, et ses églo-

  1. On ne sait précisément ni quel fut l’auteur primitif d’Amadis de Gaule, ni même en quel pays parut originairement ce livre célèbre. À coup sûr, ce n’est point en Espagne. Les uns disent qu’il venait de Flandre, d’autres, de France, d’autres, de Portugal. Cette dernière opinion paraît la plus fondée. On peut croire, jusqu’à preuve contraire, que l’auteur original de l’Amadis est le Portugais Vasco de Lobeïra, qui vivait, selon Nicolas Antonio, sous le roi Denis (Dionis), à la fin du treizième siècle, et, selon Clemencin, sous le roi Jean I, à la fin du quatorzième. Des versions espagnoles circulèrent d’abord par fragments ; sur ces fragments manuscrits se firent les éditions partielles du quinzième siècle, et l’arrangeur Garcia Ordoñez de Montalvo forma, en les compilant, son édition complète de 1525. D’Herberay donna, en 1540, une traduction française de l’Amadis, fort goûtée en son temps, mais oubliée depuis l’imitation libre du comte de Tressan, que tout le monde connaît.
  2. Ce livre est intitulé : Le Rameau qui sort des quatre livres d’Amadis de Gaule, appelé les Prouesses du très-vaillant chevalier Esplandian, fils de l’excellent roi Amadis de Gaule. Alcala, 1588. Son auteur est Garcia Ordoñez de Montalvo, l’éditeur de l’Amadis. Il annonce, au commencement, que ces Prouesses furent écrites en grec par maître Hélisabad, chirurgien d’Amadis, et qui les a traduites. C’est pour cela qu’il donne à son livre le titre étrange de las Sergas, mot mal forgé du grec εργα.
  3. L’histoire d’Amadis de Grèce a pour titre : Chronique du très-vaillant prince et chevalier de l’Ardente-Épée, Amadis de Grèce, etc. Lisbonne, 1596. L’auteur dit aussi qu’elle fut écrite en grec par le sage Alquife, puis traduite en latin, puis en romance. — Nicolas Antonio, dans sa Bibliothèque espagnole (t. XI, p. 394), compte jusqu’à vingt livres de chevalerie écrits sur les aventures des descendants d’Amadis.