Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/122

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jours passés[1]. — Faites silence, seigneur compère, répondit le curé ; s’il plaît à Dieu, la chance tournera, et ce qu’on perd aujourd’hui se peut gagner demain ; ne vous occupez, pour le moment, que de votre santé, car il me semble que vous devez être harassé et peut-être blessé grièvement. — Blessé, non, reprit Don Quichotte, mais moulu et rompu, cela ne fait pas doute ; car ce bâtard de Roland m’a roué de coups avec le tronc d’un chêne, et tout cela de pure jalousie, parce qu’il voit que je suis le seul pour tenir tête à ses fanfaronnades. Mais je ne m’appellerais pas Renaud de Montauban, s’il ne me le payait, quand je sortirai de ce lit, en dépit de tous les enchantements qui le protègent. Quant à présent, qu’on me donne à manger ; car c’est ce qui peut me venir de plus à propos, et qu’on laisse à ma charge le soin de ma vengeance. » On s’empressa d’obéir et de lui apporter à manger ; après quoi ils restèrent, lui, encore une fois endormi, et les autres, émerveillés de sa folie.

Cette même nuit, la gouvernante brûla et calcina autant de livres qu’il s’en trouvait dans la basse-cour et dans toute la maison ; et tels d’entre eux souffrirent la peine du feu qui méritaient d’être conservés dans d’éternelles archives. Mais leur mauvais sort et la paresse de l’examinateur ne permirent point qu’ils en échappassent, et ainsi s’accomplit pour eux le proverbe, que souvent le juste paie pour le pécheur.

Un des remèdes qu’imaginèrent pour le moment le curé et le barbier contre la maladie de leur ami, ce fut qu’on murât la porte du cabinet des livres, afin qu’il ne les trouvât plus quand il se lèverait (espérant qu’en ôtant la cause l’effet cesserait aussi), et qu’on lui dît qu’un enchanteur les avaient emportés, le cabinet et tout ce qu’il y avait dedans ; ce qui fut exécuté avec beaucoup de diligence. Deux jours après, Don Quichotte se leva, et la première chose qu’il fit, fut d’aller voir les livres. Mais ne trouvant plus le cabinet où il l’avait laissé, il s’en allait le cherchant à droite et à gauche, revenait sans cesse où il avait coutume de rencontrer la porte, en tâtait la place avec les mains, et, sans mot dire, tournait et retournait les yeux de tous côtés. Enfin, au bout d’un long espace de temps, il demanda à la gouvernante où se trouvait le cabinet des livres. La gouvernante, qui était bien stylée sur ce qu’elle devait répondre, lui dit : « Quel cabinet ou quel rien du tout cherche votre grâce ? Il n’y a plus de cabinet ni de livres dans cette maison, car le diable lui-même a tout emporté. — Ce n’était pas le diable, reprit la nièce, mais bien un enchanteur

  1. Allusion au tournoi de Persépolis, dans le roman de Bélianis de Grèce.