Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/204

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gneur Don Quichotte, aïe ! seigneur Don Quichotte ! — Que veux-tu, mon frère Sancho ? répondit le chevalier, d’un accent aussi lamentable. — Je voudrais bien, si c’était possible, répondit Sancho, que votre grâce me donnât deux gorgées de ce breuvage du Fier-Blas, si elle en a par hasard sous la main ; peut-être sera-t-il aussi bon pour les os rompus que pour la chair ouverte. — Ah ! si j’en avais, malheureux que je suis ! répondit Don Quichotte, que nous manquerait-il ? Mais je te jure, Sancho Panza, foi de chevalier errant, que deux jours ne se passeront pas, si la fortune n’ordonne autre chose, sans que j’aie ce baume en mon pouvoir, ou j’aurai perdu l’usage des mains. — Deux jours ! répliqua Sancho ; mais en combien donc votre grâce croit-elle que nous aurons recouvré l’usage des pieds ? — Pour mon compte, reprit le moulu chevalier, je ne pourrais trop en dire le nombre. Mais je crois que de ce malheur toute la faute est à moi ; je ne devais pas tirer l’épée contre des hommes qui ne fussent pas armés chevaliers ; et c’est pour avoir violé les lois de la chevalerie que le Dieu des batailles a permis que je reçusse ce châtiment. C’est pourquoi, mon frère Sancho, il est bon que je t’avertisse d’une chose qui importe beaucoup au salut de tous deux ; à savoir, que dès que tu verras qu’une semblable canaille nous fait insulte, tu n’attendes pas que je tire l’épée pour les châtier, ce que je ne ferai plus d’aucune façon ; mais toi, mets l’épée à la main, et châtie-les tout à ton aise, et si des chevaliers accourent à leur aide et défense, alors je saurai bien te défendre et les repousser de la bonne manière, car tu as vu déjà, par mille preuves et expériences, jusqu’où s’étendent la force et la valeur de cet invincible bras. » Tant le pauvre gentilhomme avait conservé d’arrogance depuis sa victoire sur le vaillant Biscaïen !

Mais Sancho ne trouva pas tellement bon l’avis de son maître, qu’il ne crût devoir y répondre : « Seigneur, dit-il, je suis un homme doux, calme et pacifique, et je sais dissimuler toute espèce d’injures, parce que j’ai une femme à nourrir et des enfants à élever. Ainsi que votre grâce reçoive également cet avis, puisque je ne peux dire cet ordre, que je ne mettrai, d’aucune manière, l’épée à la main, ni contre vilain, ni contre chevalier ; et que, dès à présent jusqu’au jugement dernier, je pardonne toutes les offenses qu’on m’a faites ou qu’on pourra me faire, qu’elles soient venues, viennent ou doivent venir de personne haute ou basse, de riche ou de pauvre, d’hidalgo ou de manant, sans excepter aucun état ni condition. »

Quand il entendit cela, son maître répondit : « Je voudrais avoir assez