Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/206

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une troisième, à moins que Dieu ne nous prête le secours de son infinie miséricorde.

— Sache donc, ami Sancho, répondit Don Quichotte, que la vie des chevaliers errants est sujette à mille dangers et à mille infortunes ; mais aussi qu’ils sont incessamment en passe de devenir rois et empereurs, comme l’a prouvé l’expérience en divers chevaliers, dont je sais parfaitement les histoires ; et je pourrais maintenant, si la douleur me le permettait, te conter celles de quelques-uns d’entre eux qui, par la seule valeur de leur bras, sont montés jusqu’au trône. Eh bien ! ces mêmes chevaliers s’étaient vus avant et se virent depuis, plongés dans les malheurs et les misères. Ainsi le valeureux Amadis de Gaule se vit au pouvoir de son mortel ennemi, l’enchanteur Archalaüs, et l’on tient pour avéré que celui-ci, le tenant prisonnier, lui donna plus de deux cents coups de fouet avec les rênes de son cheval, après l’avoir attaché à une colonne de la cour de son château[1]. Il y a même un auteur secret et fort accrédité qui raconte que le chevalier de Phébus, ayant été pris dans une certaine trappe qui s’enfonça sous ses pieds dans un certain château, se trouva en tombant dans un profond souterrain, les pieds et les mains attachés ; que là on lui administra un remède d’eau de neige et de sable, qui le mit à deux doigts de la mort ; et que s’il n’eût été secouru dans cette transe par un sage, son grand ami, c’en était fait du pauvre chevalier. Ainsi je puis bien passer par les mêmes épreuves que de si nobles personnages ; car ils eurent à souffrir de plus grands affronts que celui que nous essuyons à cette heure. Et je veux en effet t’apprendre, Sancho, que les blessures faites avec les instruments qui se trouvent sous la main ne causent point d’affront, et cela se trouve écrit en termes exprès dans la loi du duel. « Si le cordonnier, y est-il dit, en frappe un autre avec la forme qu’il tient à la main, bien que véritablement cette forme soit de bois, on ne dira pas que celui qui a reçu le coup soit bâtonné. » Je te dis cela pour que tu ne t’avises pas de penser qu’ayant été moulus dans cette rencontre, nous ayons

  1. Amadis tomba deux fois au pouvoir d’Archalaüs. La première, celui-ci le tint enchanté ; la seconde, il le jeta dans une espèce de souterrain, par le moyen d’une trappe. Le roman ne dit pas qu’il lui ait donné des coups de fouet ; mais il lui fit souffrir la faim et la soif. Amadis fut secouru dans cette extrémité par une nièce d’Archalaüs, la demoiselle muette, qui lui descendit dans un panier un pâté au lard et deux barils de vin et d’eau (chap. XIX et XLIX).