Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/217

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ver en passe de payer une faveur infinie comme celle que, par la vue de votre extrême beauté, vous m’avez octroyée ; mais la fortune, qui ne se lasse pas de persécuter les bons, a voulu me jeter dans ce lit, où je gis moulu et brisé, tellement que si ma volonté voulait correspondre à la vôtre, elle n’en aurait pas le pouvoir. Mais à cette impossibilité s’en ajoute une plus grande : c’est la foi que j’ai promise et donnée à la sans pareille Dulcinée du Toboso, unique dame de mes plus secrètes pensées. Certes, si ces obstacles ne venaient pas à la traverse, je ne serais pas un assez niais chevalier pour laisser passer en fumée l’heureuse occasion que m’offre votre infinie bonté. »

Maritornes était dans une mortelle angoisse de se voir retenue si fortement par Don Quichotte, et, ne prêtant nulle attention aux propos qu’il lui tenait, elle faisait, sans dire mot, tous les efforts possibles pour se dégager.

Le bon muletier, que tenaient éveillé ses méchants désirs, avait aussi entendu sa nymphe dès qu’elle eut passé le seuil de la porte. Il écouta très-attentivement tout ce que disait Don Quichotte, et, jaloux de ce que l’Asturienne lui eût manqué de parole pour un autre, il se leva, s’approcha davantage du lit de Don Quichotte, et se tint coi pour voir où aboutiraient ces propos qu’il ne pouvait entendre. Mais quand il vit que la pauvre fille travaillait à se dépêtrer, tandis que Don Quichotte s’efforçait de la retenir, le jeu lui déplut ; il éleva le bras tout de son long, et déchargea un si terrible coup de poing sur les étroites mâchoires de l’amoureux chevalier, qu’il lui mit la bouche tout en sang ; et, non content de cette ven-