Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/31

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

lieu de toutes ses disgrâces, Cervantès eut du moins le bonheur de n’avoir rien à démêler avec elle. On a fait, sur son emprisonnement dans la Manche, mille conjectures, encore incertaines. Quelques-uns croient que cette avanie lui arriva au village du Toboso, à propos d’une parole piquante qu’il avait dite à une femme, dont les parents offensés se vengèrent ainsi. Mais l’on admet presque généralement que ce furent les habitants du bourg d’Argamasilla de Alba qui jetèrent Cervantès en prison, révoltes contre lui, soit parce qu’il leur réclamait des dîmes arriérées pour le grand-prieuré de San-Juan, soit parce qu’il enlevait à leurs irrigations les eaux de la Guadiana, pour y préparer des salpêtres. Il est certain qu’on montre encore aujourd’hui dans ce bourg une antique maison, appelée casa de Medrano, où la tradition immémoriale du pays place la prison de Cervantès. Il est également certain que le pauvre commissaire des dîmes ou des poudres y languit fort longtemps, et dans un état si misérable, qu’il fut obligé de recourir à son oncle, Don Juan Barnabé de Saavedra, bourgeois d’Alcazar de San-Juan, pour lui demander sa protection et ses secours. On conserve le souvenir d’une lettre écrite alors par Cervantès à cet oncle, et qui commençait par ces mots : « De longs jours et de courtes nuits (des insomnies) me fatiguent dans cette prison, ou pour mieux dire, caverne… » C’est en mémoire de ces mauvais traitements qu’il commença le Don Quichotte par ces mots de bien douce vengeance : « Dans un endroit de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom… »

Revenu, après treize ans d’absence, à ce qu’on appelait la cour (la corte), c’est-à-dire, à la résidence du monarque, Cervantès se trouva comme en pays étranger. Un autre prince et d’autres favoris gouvernaient l’état ; ses anciens amis étaient morts ou dispersés. Si le soldat de Lépante, si l’auteur de Galatée et de Numance n’avait trouvé ni justice ni protection, quand ses titres étaient récents, que pouvait-il espérer du successeur de Philippe II, après quinze années d’oubli ? Néanmoins, pressé par la situation de sa famille, Cervantès fit une dernière tentative. Il se présenta à l’audience du duc de Lerme, Atlas du poids de cette monarchie, comme il l’appelle, c’est-à-dire, tout puissant dispensateur des grâces. L’orgueilleux favori le reçut avec dédain, et Cervantès, blessé jusqu’au fond de son âme fière et sensible, renonça pour jamais au rôle de solliciteur. Depuis lors, partageant sa vie entre quelques agences d’affaires et le travail de sa plume, il vécut avec résignation, dans la retraite et la médiocrité, du produit de ses veilles et des secours qu’y ajoutèrent ses deux protecteurs, le comte de Lemos et l’archevêque de Tolède.

La situation pénible où se trouvait Cervantès, pauvre et dédaigné, lui fit hâter la publication du Don Quichotte, ou du moins de la première partie, qui était déjà très-avancée. Il obtint le privilège du roi, pour l’impression de