Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/36

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de toutes pièces, à la manière des images qui décoraient les Amadis et les Eplandian. Son cheval était caparaçonné et paré de magnifiques panaches. Il portait sur le cimier du casque une croix avec les clous et la couronne d’épines, sur son écu, l’image des cinq plaies, et sur le guidon de la lance, celle de la Foi tenant la croix et le calice, avec cette légende : En esta no faltaré, qu’on pourrait traduire ainsi, à l’aide du vieux français : En celle-ci point ne faudrai. Ce livre singulier était dédié au connétable de Castille.

Voilà quel était l’état des choses quand Cervantès, emprisonné dans son village de la Manche, conçut le projet de renverser de fond en comble la littérature chevaleresque. C’était au milieu de sa vogue, de ses succès, de son triomphe, qu’il pensa, lui, pauvre, obscur, sans nom, sans protecteur, n’ayant d’autres ressources que son esprit et sa plume, s’attaquer à cette hydre qui bravait la raison et les lois. Mais il prit une arme bien plus efficace pour servir le bon sens, que les arguments, les sermons et les prohibitions législatives : le ridicule. Son succès fut complet. Les moralistes et les législateurs qui s’étaient précédemment élevés contre les livres de chevalerie purent dire de Cervantès, comme Buffon de J.-J. Rousseau, à propos des mères nourrices : « Nous avions tous conseillé la même chose ; lui seul l’a ordonnée, et s’est fait obéir. » Un gentilhomme de la cour de Philippe III, Don Juan de Silva y Toledo, seigneur de Cañada-Hermosa, avait publié, en 1602, la Chronique du prince Don Policisne de Boecia. Ce livre, l’un des plus extravagants de son espèce, fut le dernier roman de chevalerie que vit naître l’Espagne. Depuis l’apparition du Don Quichotte, non-seulement aucun roman nouveau ne fut publié, mais on cessa complètement de réimprimer les anciens, qui, devenus très-rares, ne sont plus que des curiosités bibliographiques. Il y en a plusieurs dont il ne reste que le souvenir, et beaucoup d’autres, sans doute, dont les noms mêmes ont péri. Enfin, le succès du Don Quichotte fut tel, en ce sens, que des esprits sévères lui ont reproché d’avoir, par l’énergie du remède, causé le mal contraire, et n’ont pas craint d’affirmer que l’ironie de cette satire, dépassant son but, avait atteint et affaibli les maximes jusque-là respectées du vieux point d’honneur castillan.

Après avoir expliqué l’objet primitif du Don Quichotte, il est temps de revenir à l’histoire du livre et de son auteur. Suivant une tradition généralement admise, et qui ne manque pas d’une certaine vraisemblance, la première partie fut reçue d’abord avec l’indifférence la plus complète. Comme le devait craindre Cervantès, elle fut lue des gens qui ne pouvaient l’entendre, et dédaignée de ceux qui l’auraient comprise. Alors il imagina de faire courir, sous le titre du Buscapié (nom de ces petites fusées ou serpenteaux qu’on jette en avant pour éclairer sa marche) un pamphlet anonyme, dans lequel, faisant une apparente critique de son livre, il en exposait le véritable but,