Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/374

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sent à la lui donner. La chose est tellement sérieuse que, d’ici à deux jours, les fiançailles doivent se faire, mais si secrètement, qu’elles n’auront d’autres témoins que le ciel et quelques gens de la maison. En quel état je suis, imaginez-le ; s’il vous importe d’accourir, jugez-en ; et si je vous aime ou non, l’événement vous le fera connaître. Plaise à Dieu que ce billet arrive en vos mains avant que la mienne se voie contrainte de s’unir à celle d’un homme qui sait si mal garder la foi qu’il engage ! »


» Telles furent en substance les expressions de la lettre. À peine eus-je achevé de la lire que je partis à l’instant même, sans attendre ni argent, ni réponse à ma mission, car je reconnus bien alors que ce n’était pas pour acheter des chevaux, mais pour laisser le champ libre à ses désirs, que Don Fernand m’avait envoyé à son frère. La juste fureur que je conçus contre cet ami déloyal, et la crainte de perdre un cœur que j’avais gagné par tant d’années d’amour et de soumission, me donnèrent des ailes. J’arrivai le lendemain dans ma ville, juste à l’heure convenable pour entretenir Luscinde. J’entrai secrètement, et je laissai la mule que j’avais montée chez le brave homme qui m’avait apporté la lettre. Un heureux hasard permit que je trouvasse Luscinde à la fenêtre basse, si longtemps témoin de nos amours. Elle me reconnut aussitôt, et moi je la reconnus aussi ; mais non point comme elle devait me revoir, ni moi la retrouver. Y a-t-il, hélas ! quelqu’un au monde qui puisse se flatter d’avoir sondé l’abîme des confuses pensées et de la changeante condition d’une femme ? personne, assurément. Dès que Luscinde me vit : « Cardénio, me dit-elle, je suis vêtue de mes habits de noces ; déjà m’attendent dans le salon Don Fernand le traître et mon père l’ambitieux, avec d’autres témoins, qui seront plutôt ceux de ma mort que de mes fiançailles. Ne te trouble point, ami, mais tâche de te trouver présent à ce sacrifice ; si mes paroles n’ont pas le pouvoir de l’empêcher, un poignard est caché là, qui saura me soustraire à toute violence, qui empêchera que mes forces ne succombent, et qui, en mettant fin à ma vie, mettra le sceau à l’amour que je t’ai voué. » Je lui répondis, plein de trouble et de précipitation, craignant de n’avoir plus le temps de me faire entendre : « Que tes œuvres, ô Luscinde, justifient tes paroles ; si tu portes un poignard pour accomplir ta promesse, j’ai là une épée pour te défendre, ou pour me tuer si le sort nous est contraire. » Je ne crois pas qu’elle pût entendre tous mes propos, car on vint l’appeler en grande hâte pour la mener où le fiancé