Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/432

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Pendant que le chevalier et l’écuyer s’entretenaient à part, le curé avait complimenté Dorothée sur le tact et l’esprit qu’elle avait montrés, aussi bien dans l’invention de son conte que dans sa brièveté, et dans la ressemblance qu’elle avait su lui donner avec les livres de chevalerie. Elle répondit qu’elle s’était fort souvent amusée à en lire, mais que, ne sachant pas aussi bien où étaient les provinces et les ports de mer, elle avait dit à tout hasard qu’elle avait débarqué à Osuna. « Je m’en suis aperçu, reprit le curé, et c’est pour cela que je me suis empressé de dire ce que j’ai dit, et qui a tout réparé. Mais n’est-ce pas une chose étrange que de voir avec quelle facilité ce malheureux gentilhomme donne tête baissée dans toutes ces inventions et dans tous ces mensonges, seulement parce qu’ils ont l’air et le style des niaiseries de ses livres ? — Oui, certes, ajouta Cardénio, c’est une folie tellement bizarre, tellement inouïe, que je ne sais si, voulant l’inventer et la fabriquer à plaisir, on trouverait un esprit assez ingénieux pour l’imaginer. — Mais il y a, reprit le curé, une autre chose encore plus étrange ; c’est que, hors des extravagances que dit ce bon gentilhomme à propos de sa monomanie, on n’a qu’à traiter un autre sujet, il va discourir très-pertinemment, et montrera une intelligence claire et sensée en toute chose. De sorte que, si l’on ne touche à la corde de la chevalerie errante, il n’y aura personne qui ne le prenne pour un homme de bon sens et de droite raison. »