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de Cordoue[1], avec la Vie de Diégo Garcia de Parédès. Après avoir lu le titre des deux premiers ouvrages, le curé se tourna vers le barbier : « Compère, lui dit-il, la gouvernante et la nièce de notre ami nous font faute en ce moment. — Oh ! que non, répondit le barbier ; je saurai aussi bien qu’elles les porter à la basse-cour, ou, sans aller plus loin, les jeter dans la cheminée, car il y a vraiment un bon feu. — Est-ce que votre grâce veut brûler mes livres ? s’écria l’hôtelier. — Seulement ces deux-ci, répondit le curé ; le Don Cirongilio et le Félix-Mars. — Allons donc, reprit l’hôte, est-ce que mes livres sont hérétiques ou flegmatiques, que vous voulez les jeter au feu ? — Schismatiques, vous voulez dire, mon ami, interrompit le barbier, et non flegmatiques. — Comme il vous plaira, répondit l’hôtelier ; mais, si vous voulez en brûler quelqu’un, que ce soit du moins celui de ce grand capitaine, et de ce Diégo Garcia ; car je laisserais plutôt brûler ma femme et mes enfants qu’aucun des deux autres. — Mais, frère, répondit le curé, ces deux livres sont des contes mensongers, tous farcis de sottises et d’extravagances ; l’autre, au contraire, est une histoire véritable. Il rapporte les faits et gestes de Gonzalve de Cordoue, qui, par ses grands et nombreux exploits, mérita d’être appelé dans tout l’univers le Grand Capitaine, surnom illustre, clair, et que lui seul a mérité. Quant à ce Diégo Garcia de Parédès, ce fut un noble chevalier, natif de la ville de Truxillo en Estrémadure[2], guerrier de haute valeur, et de si grande force corporelle qu’avec un doigt il arrêtait une roue de moulin dans la plus grande furie. Un jour, s’étant placé à l’entrée d’un pont avec une épée à deux mains, il ferma le passage à toute une armée innombrable[3], et fit d’autres exploits tels, que si, au lieu de les écrire et de les raconter lui-même avec la modestie d’un chevalier qui est son propre chro-

  1. Gonzalo Fernandez de Cordova. Son histoire, sans nom d’auteur, fut imprimée à Saragosse en 1559.
  2. En 1469. Il mourut à Bologne en 1533.
  3. Voici comment la Chronique du Grand Capitaine raconte cette aventure : « Diégo Garcia de Parédès prit une épée à deux mains sur l’épaule… et se mit sur le pont du Garellano que les Français avaient jeté peu auparavant, et, combattant contre eux, il commença à faire de telles preuves de sa personne, que jamais n’en firent de plus grandes en leur temps Hector, Jules César, Alexandre-le-Grand, ni d’autres anciens valeureux capitaines, paraissant réellement un autre Horatius Coclès, par sa résolution et son intrépidité. » (chap. cvi.)