Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/473

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le péril où tu t’exposes en voulant troubler le calme où vit ta vertueuse compagne ; vois pour quelle vaine et imprudente curiosité tu veux éveiller les passions endormies dans son chaste cœur. Fais attention que ce que tu hasardes de gagner est bien petit, et ce que tu hasardes de perdre, si grand que je n’en dis rien de plus, car les paroles me manquent pour l’exprimer. Mais, si tout ce que je viens de dire ne suffit pas pour te détourner de ce mauvais dessein, tu peux chercher un autre instrument de ton déshonneur et de ton infortune ; car, pour moi, je ne veux point l’être, dussé-je perdre ton affection, ce qui est la plus grande perte que je puisse imaginer. »

Le prudent et vertueux Lothaire se tut après avoir ainsi parlé, et Anselme demeura si troublé, si rêveur, que de longtemps il ne put répondre un mot. Enfin s’étant remis : « Tu as vu, dit-il, ami Lothaire, avec quelle attention j’ai écouté tout ce qu’il t’a plu de me dire ; dans tes raisonnements, tes exemples et tes comparaisons, j’ai reconnu l’esprit judicieux dont le Ciel t’a doué, et le comble de la véritable amitié où tu es parvenu. Je reconnais encore et je confesse que, si je m’éloigne de ton avis pour continuer à suivre le mien, je fuis le bien et cours après le mal. Cela convenu, tu dois me regarder comme attaqué d’une de ces maladies qu’éprouvent quelquefois les femmes enceintes, lorsqu’elles prennent fantaisie de manger de la terre, du plâtre, du charbon, et des choses pires encore, répugnantes à la seule vue, à plus forte raison au goût. Il faut donc employer quelque artifice pour me guérir, et cela n’est pas difficile. Que tu commences seulement, même avec mollesse, même avec dissimulation, à solliciter Camille, laquelle n’est pas si tendre aux tentations que sa vertu succombe au premier choc : de ce seul essai je serai satisfait, et tu auras ainsi tenu ce que tu dois à notre amitié, non-seulement en me rendant la vie, mais en me convainquant que je ne perdrai point l’honneur. Tu es forcé de te rendre par une seule raison, c’est qu’étant déterminé comme je le suis à mettre en œuvre cette épreuve, tu ne peux pas consentir que je révèle mon extravagant projet à une autre personne, ce qui me ferait risquer cet honneur que tu veux m’empêcher de perdre. Quant à ce que le tien peut être compromis dans

    seule pourra m’ôter l’honneur, suivant l’opinion d’Espagne, en se l’ôtant à elle-même ; car, puisqu’elle ne fait qu’une chose avec moi, mon honneur et le sien font un et non deux, comme nous ne faisons qu’une même chair. » (Liv. II, chap. 2.)