Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/554

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

il suffit de dire et de savoir que vous êtes mes enfants ; d’un autre côté, pour croire que je veux votre mal, il suffit de voir que je ne sais pas tenir la main à la conservation de votre patrimoine. Eh bien ! pour que vous soyez désormais persuadés que je vous aime comme un père, et ne peux désirer votre ruine, je veux faire à votre égard une chose à laquelle il y a longtemps que je pense, et que j’ai mûrement préparée. Vous voilà tous trois en âge de prendre un état dans le monde, ou du moins de choisir une profession qui vous donne, lorsque vous serez tout à fait hommes, honneur et profit. Ce que j’ai pensé, c’est de faire quatre parts de mon bien. Je vous en donnerai trois, à chacun la sienne parfaitement égale, et je garderai l’autre pour vivre le reste des jours qu’il plaira au Ciel de m’accorder. Seulement, je voudrais que chacun de vous, après avoir reçu la part de fortune qui lui reviendra, suivît une des carrières que je vais dire. Il y a dans notre Espagne un vieux proverbe, à mon avis sage et véridique, comme ils le sont tous, puisque ce sont de courtes maximes tirées d’une longue expérience ; celui-là dit : église, ou mer, ou maison du roi[1], ce qui signifie plus clairement : qui veut réussir et devenir riche doit entrer dans l’église, ou naviguer pour faire le commerce, ou se mettre au service des rois dans leurs palais ; car on dit encore : mieux vaut miette de roi que grâce de seigneur. Je voudrais donc, et telle est ma volonté, que l’un de vous suivît les lettres, un autre le négoce, et que le troisième servît le roi dans ses armées, puisqu’il est fort difficile de le servir dans sa maison, et que si la guerre ne donne pas beaucoup de richesse, en revanche elle procure beaucoup de lustre et de renommée. D’ici à huit jours, je vous donnerai toutes vos parts en argent comptant, sans vous faire tort d’un maravédi, comme les comptes vous le prouveront ; maintenant, dites-moi si vous consentez à suivre mon opinion et mon conseil au sujet de la proposition que je vous ai faite. »

Mon père, alors, m’ordonna de répondre, comme étant l’aîné. Après l’avoir engagé à ne pas se défaire de son bien et à en dépenser tout ce qui lui plairait ; après lui avoir dit que nous étions assez jeunes pour avoir le temps d’en gagner, j’ajoutai que j’obéirais à son désir, et que le mien était de suivre le métier des armes, pour y servir Dieu et le roi. Mon se-

  1. Lope de Vega cite ainsi ce vieil adage, dans une de ses comédies (Dorotea, jorn. 1e, escena 151) : Trois choses font prospérer l’homme : science, mer et maison du roi.