Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/58

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voulais pas la lui cacher, je lui répondis que je pensais au prologue qu’il fallait écrire pour l’histoire de Don Quichotte, et que j’étais si découragé que j’avais résolu de ne pas le faire, et dès lors de ne pas mettre au jour les exploits d’un si noble chevalier.

« Car enfin, lui dis-je, comment voudriez-vous que je ne fusse pas en souci de ce que va dire cet antique législateur qu’on appelle le public, quand il verra qu’au bout de tant d’années où je dormais dans l’oubli, je viens aujourd’hui me montrer au grand jour, portant toute la charge de mon âge[1], avec une légende sèche comme du jonc, pauvre d’invention et de style, dépourvue de jeux d’esprit et de toute érudition, sans annotations en marge et sans commentaires à la fin du livre ; tandis que je vois d’autres ouvrages, même fabuleux et profanes, si remplis de sentences d’Aristote, de Platon et de toute la troupe des philosophes, qu’ils font l’admiration des lecteurs, lesquels en tiennent les auteurs pour hommes laborieux, érudits et éloquents ? Et qu’est-ce, bon Dieu ! quand ils citent la sainte Écriture ! ne dirait-on pas que ce sont autant de saints Thomas et de docteurs de l’Église, gardant en cela une si ingénieuse bienséance qu’après avoir dépeint, dans une ligne, un amoureux dépravé, ils font, dans la ligne suivante, un petit sermon chrétien, si joli que c’est une joie de le lire ou de l’entendre ? De tout cela mon livre va manquer ; car je n’ai rien à annoter en marge, rien à commenter à la fin, et je ne sais pas davantage quels auteurs j’y ai suivis, afin de citer leurs noms en tête du livre, comme font tous les autres, par les lettres de l’alphabet, en commençant par Aristote et en finissant par Xénophon, ou par Zoïle et Zeuxis, bien que l’un soit un critique envieux et le second un peintre. Mon livre va manquer encore de sonnets en guise d’introduction, au moins de sonnets dont les auteurs soient des ducs, des comtes, des marquis, des évêques, de grandes dames ou de célèbres poëtes ; bien que, si j’en demandais quelques-uns à deux ou trois amis, gens du métier, je sais qu’ils me les donneraient, et tels que ne les égaleraient point ceux des plus renommés en notre Espagne. Enfin, mon ami et seigneur, poursuivis-je, j’ai résolu que le seigneur Don Quichotte restât enseveli dans les archives de la Manche, jusqu’à ce que le ciel lui envoie quelqu’un qui l’orne de tant de choses dont il est dépourvu ; car je me sens incapable de les lui fournir, à cause de mon insuffisance et de ma chétive érudition, et parce que je suis naturellement paresseux d’aller à la quête d’auteurs qui disent pour moi ce

  1. Cervantès avait cinquante-cinq ans lorsqu’il publia la première partie du Don Quichotte.