Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/587

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ce que je cherchais dans son jardin. Je lui répondis que j’étais esclave d’Arnaute Mami[1] (et cela, parce que je savais que c’était un de ses amis les plus intimes), et que je cherchais des herbes pour faire une salade. Il me demanda ensuite si j’étais ou non homme de rachat, et combien mon maître exigeait pour ma rançon. Pendant ces questions et ces réponses, la belle Zoraïde sortit de la maison du jardin. Il y avait déjà longtemps qu’elle ne m’avait vu, et, comme les Moresques, ainsi que je l’ai dit, ne font aucune façon de se montrer aux chrétiens, et ne cherchent pas davantage à les éviter, rien ne l’empêcha de s’avancer auprès de nous. Au contraire, voyant qu’elle venait à petits pas, son père l’appela et la fit approcher. Ce serait chose impossible que de vous dire à présent avec quelle extrême beauté, quelle grâce parfaite et quels riches atours parut à mes yeux ma bien-aimée Zoraïde. Je dirai seulement que plus de perles pendaient à son beau cou, à ses oreilles, à ses boucles de cheveux, qu’elle n’avait de cheveux sur la tête. Au-dessus des coude-pieds, qu’elle avait nus et découverts à la mode de son pays, elle portait deux carcadj (c’est ainsi qu’on appelle en arabe les anneaux ou bracelets des pieds) d’or pur, avec tant de diamants incrustés que son père, à ce qu’elle m’a dit depuis, les estimait dix mille doublons, et les bracelets qu’elle portait aux poignets des mains valaient une somme égale. Les perles étaient très-fines et très-nombreuses, car la plus grande parure des femmes moresques est de se couvrir de perles en grains ou en semence. Aussi y a-t-il plus de perles chez les Mores que chez toutes les autres nations. Le père de Zoraïde avait la réputation d’en posséder un grand nombre et des plus belles qui fussent à Alger. Il passait aussi pour avoir dans son trésor plus de deux cent mille écus espagnols, et c’est de

    (chap. 29) : « La troisième langue qu’on parle à Alger est celle que les Mores et les Turcs appellent franque. C’est un mélange de diverses langues chrétiennes, et d’expressions qui sont, pour la plupart, italiennes ou espagnoles, et quelquefois portugaises, depuis peu. Comme à cette confusion de toutes sortes d’idiomes se joint la mauvaise prononciation des Mores et des Turcs, qui ne connaissent ni les modes, ni les temps, ni les cas, la langue franque d’Alger n’est plus qu’un jargon semblable au parler d’un nègre novice nouvellement amené en Espagne. »

  1. C’est-à-dire l’Albanais Mami. Il était capitan de la flotte où servait le corsaire qui fit Cervantès prisonnier, et, « si cruelle bête, dit Haedo, que sa maison et ses vaisseaux étaient remplis de nez et d’oreilles qu’il coupait, pour le moindre motif, aux pauvres chrétiens captifs. » Cervantès fait encore mention de lui dans la Galatée et d’autres ouvrages.