Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/685

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qu’un si grand nombre d’années séparent ces personnages[1] ? Si, au contraire, la comédie est toute de fiction, comment lui prêter certaines vérités de l’histoire, comment y mêler des événements arrivés à différentes personnes et à différentes époques, et cela, non point avec l’art d’un arrangement vraisemblable, mais avec des erreurs inexcusables de tous points ? Ce qu’il y a de pis, c’est qu’il se trouve des ignorants qui prétendent que cela seul est parfait, et que vouloir toute autre chose, c’est avoir des envies de femme grosse. Que sera-ce, bon Dieu ! si nous arrivons aux comédies divines[2] ? Que de faux miracles, que de faits apocryphes, que d’actions d’un saint attribuées à un autre ! Même dans les comédies humaines, on ose faire des miracles, sans autre excuse, sans autre motif que de dire : En cet endroit viendrait bien un miracle, ou un coup de théâtre, comme ils disent, pour que les imbéciles s’étonnent et accourent voir la comédie. Tout cela, certes, est au préjudice de la vérité, au détriment de l’histoire, et même à la honte des écrivains espagnols ; car les étrangers, qui gardent ponctuellement les lois de la comédie, nous appellent des barbares et des ignorants en voyant les absurdités de celles que nous écrivons[3]. Ce ne serait pas une suffisante excuse de dire que le principal objet qu’ont les gouvernements bien organisés, en permettant la représentation des comédies, c’est de divertir le public par quelque honnête récréation, et de le préserver des mauvaises humeurs qu’engendre habituellement l’oisiveté ; qu’ainsi, cet objet étant rempli par la première comédie venue, bonne ou mauvaise, il n’y a point de raison pour établir des lois, pour contraindre ceux qui les composent et les jouent à les faire comme elles devraient être faites, puisque toute co-

  1. Lope de Vega avait fait mieux encore dans la comédie la Limpieza no manchada (la Pureté sans tache). On y voit le roi David, le saint homme Job, le prophète Jérémie, saint Jean-Baptiste, sainte Brigitte, et l’université de Salamanque.
  2. Ou Autos sacramentales. Lope de Vega en a fait environ quatre cents : San Francisco, san Nicolas, san Agustin, san Roque, san Antonio, etc.
  3. Je ne sais trop sur quoi Cervantès fonde son éloge des théâtres étrangers. Les Italiens n’avaient guère que la Mandragore et les pièces du Trissin ; la scène française était encore dans les langes ; la scène allemande était à naître, et Shakespeare, le seul grand auteur dramatique de l’époque, ne se piquait assurément guère de cette régularité classique qui permettait aux étrangers d’appeler barbares les admirateurs de Lope de Vega.