Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/720

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ou comme une image miraculeuse. Son père la gardait soigneusement, et elle se gardait elle-même, car il n’y a ni serrures, ni cadenas, ni verrous, qui puissent garder une jeune fille mieux que sa propre sagesse. La richesse du père et la beauté de la fille engagèrent bien des jeunes gens, tant du village que d’autres pays, à la lui demander pour femme. Mais lui, auquel il appartenait de disposer d’un si riche bijou, demeurait irrésolu, sans pouvoir décider à qui des nombreux prétendants qui la sollicitaient, il en ferait le cadeau. J’étais du nombre, et vraiment, pour avoir de grandes espérances d’un bon succès, il me suffisait de savoir que le père savait qui j’étais, né dans le même pays, de pur sang chrétien, à la fleur de l’âge, riche en patrimoine, et non moins bien partagé du côté de l’esprit.

» Un autre jeune homme du même village, et doué des mêmes qualités, fit aussi la demande de sa main, ce qui tint en suspens la volonté du père, auquel il semblait qu’avec l’un ou l’autre de nous deux sa fille serait également bien établie. Pour sortir de cette incertitude, il résolut de tout confier à Léandra (c’est ainsi que s’appelle la riche prétendue qui m’a réduit à la misère), faisant réflexion que, puisque nous étions égaux, il ferait bien de laisser à sa fille chérie le droit de choisir à son goût : chose digne d’être imitée de tous les parents qui ont des enfants à marier. Je ne dis pas qu’ils doivent les laisser choisir entre de mauvais partis, mais leur en proposer de bons et de sortables, et les laisser ensuite prendre à leur gré. Je ne sais quel choix fit Léandra ; je sais seulement que le père nous amusa tous les deux avec la grande jeunesse de sa fille, et d’autres paroles générales qui, sans l’obliger, ne nous désobligeaient pas non plus. Mon rival se nomme Anselme, et moi je m’appelle Eugénio, afin que vous preniez connaissance des noms des personnages qui figurent dans cette tragédie, dont le dénoûment n’est pas encore venu, mais qui ne peut manquer d’être sanglant et désastreux.

» À cette époque, il arriva dans notre village un certain Vincent de la Roca, fils d’un pauvre paysan de l’endroit, lequel Vincent revenait des Italies et d’autres pays où il avait servi à la guerre. Il n’avait pas plus d’une douzaine d’années quand il fut emmené du village par un capitaine qui vint à passer avec sa compagnie, et, douze ans plus tard, le jeune homme revint au pays, habillé à la militaire, chamarré de mille couleurs, et tout historié de joyaux, de verroteries et de chaînettes d’acier. Aujourd’hui il mettait une parure, demain une autre, mais c’étaient toujours des fanfreluches de faible poids et de moindre valeur. Les gens de la campagne,