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naître. Le curé chargea la nièce d’avoir grand soin de choyer son oncle ; et, lui recommandant d’être sur le qui-vive, de peur qu’il ne leur échappât une autre fois, il lui conta tout ce qu’il avait fallu faire pour le ramener à la maison. Ce fut alors une nouvelle scène. Les deux femmes se remirent à jeter les hauts cris, à répéter leurs malédictions contre les livres de chevalerie, à prier le ciel de confondre au fond de l’abîme les auteurs de tant de mensonges et d’impertinences. Finalement, elles demeurèrent fort inquiètes et fort troublées par la crainte de se voir encore privées de leur oncle et seigneur dès que sa santé serait un peu rétablie ; et c’est ce qui arriva justement comme elles l’avaient imaginé.

Mais l’auteur de cette histoire, malgré toute la diligence qu’il a mise à rechercher curieusement les exploits que fit Don Quichotte à sa troisième sortie, n’a pu en trouver nulle part le moindre vestige, du moins en des écritures authentiques. Seulement la renommée a conservé dans la mémoire des habitants de la Manche une tradition qui rapporte que, la troisième fois qu’il quitta sa maison, Don Quichotte se rendit à Saragosse, où il assista aux fêtes d’un célèbre tournoi qui eut lieu dans cette ville[1], et qu’il lui arriva, en cette occasion, des choses dignes de sa haute valeur et de sa parfaite intelligence. Quant à la manière dont il termina sa vie, l’historien n’en put rien découvrir, et jamais il n’en aurait rien su si le plus heureux hasard ne lui eût fait rencontrer un vieux médecin qui avait en son pouvoir une caisse de plomb, trouvée, à ce qu’il disait, sous les fondations d’un antique ermitage qu’on abattait pour le rebâtir[2]. Dans cette caisse on avait trouvé quelques parchemins écrits en lettres gothiques, mais en vers castillans, qui rapportaient plusieurs des prouesses

  1. Il y avait alors à Saragosse une confrérie, sous le patronage de saint Georges, qui célébrait, trois fois par an, des joutes qu’on appelait justas del arnes.(Ger. de Urrea, Dialogo de la verdadera honra militar.)
  2. Garcia Ordoñez de Montalvo, l’auteur de Las sergas de Esplandian, dit, en parlant de son livre : « Par grand bonheur il se retrouva dans une tombe de pierre, qu’on trouva sous la terre dans un ermitage près de Constantinople, et fut apporté en Espagne par un marchand hongrois, dans une écriture et un parchemin si vieux, que ce fut à grand’peine que purent le lire ceux qui entendaient la langue grecque. » — La chronique d’Amadis de Grèce fut également trouvée « dans une caverne qu’on appelle les palais d’Hercule, enfermée dans une caisse d’un bois qui ne se corrompt point, parce que, quand l’Espagne fut prise par les Mores, on l’avait cachée en cet endroit ».