Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/118

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l’autre côté était un empereur, portant, à ce qu’il paraissait, une couronne d’or sur la tête. Aux pieds de la Mort était assis le dieu qu’on appelle Cupidon, sans bandeau sur les yeux, mais avec l’arc, les flèches et le carquois. Plus loin venait un chevalier armé de toutes pièces ; seulement il n’avait ni morion, ni salade, mais un chapeau couvert de plumes de diverses couleurs. Derrière ceux-là se trouvaient encore d’autres personnages de différents costumes et aspects. Tout cela, se montrant à l’improviste, troubla quelque peu Don Quichotte, et jeta l’effroi dans le cœur de Sancho. Mais bientôt Don Quichotte se réjouit, croyant qu’enfin la fortune lui offrait quelque nouvelle et périlleuse aventure. Dans cette pensée, et s’animant d’un courage prêt à tout affronter, il alla se camper devant la charrette, et s’écria d’une voix forte et menaçante : « Charretier, cocher ou diable, ou qui que tu sois, dépêche-toi de me dire qui tu es, où tu vas, et quelles sont les gens que tu mènes dans ton char-à-bancs, qui a plus l’air de la barque à Caron que des chariots dont on fait usage. » Le diable, arrêtant sa voiture, répondit avec douceur : « Seigneur, nous sommes des comédiens de la compagnie d’Angulo-le-Mauvais[1]. Ce matin, jour de l’octave de la Fête-Dieu, nous avons joué, dans un village qui est derrière cette colline, la divine comédie des Cortès de la Mort[2], et nous devons la jouer ce tantôt dans cet autre village qu’on voit d’ici. Comme c’est tout proche, et pour éviter la peine de nous déshabiller et de nous rhabiller, nous faisons route avec les habits qui doivent servir à la représentation. Ce jeune homme fait la Mort, cet autre fait un ange, cette femme, qui est celle du directeur[3], est vêtue en reine, celui-ci en soldat, celui-là en empereur, et moi en démon ; et je suis un des principaux personnages de l’acte sacramentel, car je fais les premiers rôles

  1. Angulo el Malo. Cet Angulo, né à Tolède, vers 1550, fut célèbre parmi ces directeurs de troupes ambulantes qui composaient les farces de leur répertoire, et qu’on appelait autores. Cervantès parle également de lui dans le Dialogue des Chiens : « De porte en porte, dit Berganza, nous arrivâmes chez un auteur de comédies, qui s’appelait, à ce que je me rappelle, Angulo el Malo, pour le distinguer d’un autre Angulo, non point autor, mais comédien, le plus gracieux qu’aient eu les théâtres. »
  2. C’était sans doute une de ces comédies religieuses, appelées autos sacramentales, qu’on jouait principalement pendant la semaine de la Fête-Dieu. On élevait alors dans les rues des espèces de théâtres en planches, et les comédiens, traînés dans des chars avec leurs costumes, allaient jouer de l’un à l’autre. C’est ce qu’ils appelaient, dans le jargon des coulisses du temps, faire les chars (hacer los carros).
  3. Autor. Ce mot ne vient pas du latin auctor, mais de l’espagnol auto, acte, représentation.