Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/195

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les actions, patient dans les peines, charitable avec les nécessiteux, et finalement, demeurer le ferme champion de la vérité, dût-il, pour la défendre, lui en coûter la vie. De toutes ces grandes et petites qualités se compose un bon chevalier errant ; voyez maintenant, seigneur Don Lorenzo, si c’est une science à la bavette, celle qu’apprend le chevalier qui l’étudie pour en faire sa profession, et si elle peut se mettre au niveau des plus huppées que l’on enseigne dans les gymnases et les écoles. — S’il en était ainsi, répondit Don Lorenzo, je dirais que cette science l’emporte sur toutes les autres. — Comment, s’il en était ainsi ? répliqua Don Quichotte. — Ce que je veux dire, reprit Don Lorenzo, c’est que je doute qu’il y ait eu et qu’il y ait à cette heure des chevaliers errants, et surtout parés de tant de vertus. — J’ai déjà dit bien des fois ce que je vais répéter, répondit Don Quichotte ; c’est que la plupart des gens de ce monde sont d’avis qu’il n’y a pas eu de chevaliers errants ; et comme je suis d’avis que, si le ciel ne leur fait miraculeusement entendre cette vérité, qu’il y en eut et qu’il y en a, toute peine serait prise inutilement, ainsi que me l’a maintes fois prouvé l’expérience, je ne veux pas m’arrêter maintenant à tirer votre grâce de l’erreur qu’elle partage avec tant d’autres. Ce que je pense faire, c’est prier le ciel qu’il vous en tire et vous fasse comprendre combien furent véritables et nécessaires au monde les chevaliers errants dans les siècles passés, et combien ils seraient utiles dans le siècle présent, s’ils étaient encore de mise. Mais aujourd’hui triomphent, pour les péchés du monde, la paresse, l’oisiveté, la gourmandise et la mollesse. — Voilà que notre hôte nous échappe, s’écria tout bas Don Lorenzo ; mais pourtant c’est un fou remarquable, et je serais moi-même un sot de n’en pas avoir cette opinion. »

Là se termina leur entretien, parce qu’on les appela pour dîner. Don Diégo demanda à son fils ce qu’il avait pu tirer au net de l’esprit de son hôte : « Je défie, répondit le jeune homme, tous les médecins et tous les copistes de rien tirer du brouillon de sa folie. C’est un fou pour ainsi dire entrelardé, qui a des intervalles lucides. »

On se mit à table, et le dîner fut, comme Don Diégo avait dit en chemin qu’il avait coutume de l’offrir à ses convives, bien servi, abondant et savoureux. Mais ce qui enchanta le plus Don Quichotte, ce fut le merveilleux silence qu’on gardait dans toute la maison, qui ressemblait à un couvent de chartreux. Quand on eut enlevé la nappe, récité les grâces et jeté de l’eau sur les mains, Don Quichotte pria instamment Don Lorenzo de lui dire les vers de la joute littéraire. L’étudiant répondit :