Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/198

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voix haute qui ressemblait à des cris : « Par le ciel et toutes ses grandeurs, généreux enfant, vous êtes le meilleur poëte de l’univers ; vous méritez d’être couronné de lauriers, non par Chypre, ni par Gaëte, comme a dit un poëte, auquel Dieu fasse miséricorde[1], mais par les académies d’Athènes, si elles existaient encore, et par celles aujourd’hui existantes de Paris, de Bologne et de Salamanque. Plût à Dieu que les juges qui vous refuseraient le premier prix fussent percés de flèches par Apollon, et que jamais les muses ne franchissent le seuil de leurs portes. Récitez-moi, seigneur, je vous en supplie, quelques vers de grande mesure, car je veux sonder sur tous les points votre admirable génie[2]. »

Est-il besoin de dire que Don Lorenzo fut ravi de se voir louer par Don Quichotte, bien qu’il le tînt pour un fou ? Ô puissance de l’adulation ! que tu as d’étendue et que tu portes loin les limites de ton agréable juridiction ! Don Lorenzo rendit hommage à cette vérité, car il condescendit au désir de Don Quichotte, en lui récitant ce sonnet sur l’histoire de Pyrame et Thisbé.


SONNET.

« Le mur est brisé par la belle jeune fille qui ouvrit le cœur généreux de Pyrame. L’amour part de Chypre, et va en droiture voir la fente étroite et prodigieuse.

» Là parle le silence, car la voix n’ose point passer par un si étroit détroit ; les âmes, oui, car l’amour a coutume de rendre facile la plus difficile des choses.

» Le désir a mal réussi, et la démarche de l’imprudente vierge attire, au lieu de son plaisir, sa mort. Voyez quelle histoire :

» Tous deux en même temps, ô cas étrange ! les tue, les couvre et les ressuscite, une épée, une tombe, un souvenir. »

  1. Il y a dans cette phrase une moquerie dirigée contre quelque poëte du temps, mais dont on n’a pu retrouver la clef.
  2. Cervantès a voulu sans doute montrer ici l’exagération si commune aux louangeurs, et l’on ne peut croire qu’il se soit donné sérieusement à lui-même de si emphatiques éloges. Il se rendait mieux justice, dans son Voyage au Parnasse, lorsqu’il disait de lui même : « Moi qui veille et travaille sans cesse pour sembler avoir cette grâce de poëte que le ciel n’a pas voulu me donner… »